Aller au contenu

Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/143

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

je vous ai vu, tout ce que j’avais de bon, de jeune s’est réveillé en moi… Ce temps, lorsque je n’avais pas encore choisi mon lot, tout ce qui s’est passé dans cette sereine époque, avant ces dix ans…

— Mais permettez, Irène Pavlovna ; si je ne me trompe, la phase brillante de votre existence date précisément de l’époque de notre séparation…

Irène approcha son mouchoir de ses lèvres.

— Ce que vous me dites là est dur, Grégoire Mikhailovitch, mais je ne puis me fâcher contre vous. Oh ! non, ce temps n’a pas été heureux, ce n’est pas pour mon bonheur que j’ai quitté Moscou ; je n’ai pas connu une seule minute de bonheur, pas une seule, croyez-moi, quoi qu’on ait pu vous conter. Si j’étais heureuse, pourrais-je vous parler comme je le fais maintenant… Je vous le répète, vous ne savez pas ce que c’est que ces hommes… Ils ne comprennent rien, ils ne sentent rien, ils n’ont pas même de l’esprit, mais seulement de la ruse et de l’adresse ; la musique, la poésie et les beaux-arts leur sont également étrangers. Vous me direz que j’étais moi-même assez indifférente à tout cela, — pas cependant à ce degré, Grégoire Mikhailovitch, pas à ce degré ! Ce n’est pas une femme du monde qui est devant vous, — un seul coup d’œil peut vous le prouver si vous vouliez seulement me regarder, — ce n’est pas une lionne… c’est ainsi, paraît-il, qu’on nous nomme, — mais un pauvre être digne en vérité de compassion. Ne soyez pas surpris de mes paroles… ma fierté est passée. Je vous