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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/161

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résigner à une vie décolorée est difficile, s’y résigner complètement est impossible… et ici il y a beauté et sympathie, chaleur et lumière, comment s’y dérober ? On s’élance comme un enfant vers sa bonne. Ensuite viennent sans doute, comme à l’ordinaire, le froid, les ténèbres, le vide, et puis on se déshabitue de tout, on ne comprend plus rien. D’abord on ne comprend même pas comment on peut vivre.

Litvinof regarda Potoughine ; il lui sembla qu’il n’avait encore jamais rencontré un être plus isolé et plus malheureux. Sombre, livide, la tête inclinée sur la poitrine, les mains croisées sur les genoux, il était immobile et souriait d’un sourire abattu. Litvinof eut pitié de ce pauvre, honnête, bilieux original…

— Irène Pavlovna, reprit-il à demi-voix, m’a parlé, entre autres, d’une de ses meilleures connaissances, qu’on appelait, si je ne me trompe, Belsky ou Dolsky…

Potoughine fixa sur Litvinof son regard morne.

— Ah ! dit-il d’une voix sourde. Elle vous a parlé… Eh bien ! quoi ? Du reste, ajouta-t-il en bâillant d’une manière forcée, il est temps que je retourne à la maison… dîner. Adieu.

Il sauta de son banc et s’éloigna rapidement avant que Litvinof eût le temps de prononcer un mot. Le dépit remplaça en lui la compassion ; dépit, bien entendu, contre lui-même. Toute espèce d’indiscrétion lui était antipathique : il avait voulu exprimer à Potoughine sa sympathie, et, au lieu de cela, il