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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/193

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dans une bourrasque. Il suffoquait. Un sentiment de triomphe, de triomphe stérile, désespérant, oppressait et déchirait sa poitrine. Pour rien au monde, il n’aurait consenti à ce que les paroles échappées à Irène ne lui fussent pas échappées. Mais quoi ? Ces paroles ne pouvaient changer la résolution prise. Comme auparavant, cette résolution n’était pas flottante, mais ferme comme l’ancre qui retient le navire. Litvinof perdait le fil de ses pensées… pourtant il était encore maître de sa volonté, il disposait de lui-même comme d’un être étranger et soumis. Il sonna le garçon, demanda son compte, retint une place dans l’omnibus ; il brûlait avec intention tous ses vaisseaux. « Mourir ensuite s’il le faut », disait-il comme dans sa dernière nuit sans sommeil ; cette phrase lui plaisait particulièrement. « Mourir ensuite s’il le faut, » répétait-il en arpentant lentement sa chambre. Parfois il fermait les yeux et cessait de respirer lorsque les paroles d’Irène revenaient faire irruption dans son âme et la brûler. « On ne saurait apparemment aimer deux fois, pensait-il ; une autre vie s’est infiltrée en toi, tu ne peux plus t’en délivrer ; tu ne guériras jamais de ce poison, tu ne sortiras pas de ces lacs. C’est ainsi, mais qu’est-ce que cela prouve ? Le bonheur… Est-il possible ? Tu l’aimes ? supposons-le… et, elle… elle t’aime… » Ici, il fut encore obligé de faire un grand effort sur lui-même. Comme le voyageur qui, dans une nuit sombre, voit devant lui une faible lueur et, craignant de s’égarer, ne perd pas un