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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/39

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de chaleur, criant et gesticulant, sur l’immense mérite de Goubaref ; cependant, bientôt il se tut et se contenta de soupirer, en avalant un verre après l’autre. Vorochilof buvait et mangeait peu, il semblait avoir peu d’appétit ; ayant questionné Litvinof sur ses occupations, il se mit à énoncer lui-même ses opinions personnelles, moins sur ses occupations que sur diverses « questions. » Tout à coup, il s’anima, et se mit à parler très vite, avec force gestes énergiques mais incohérents, et en appuyant sur chaque syllabe, comme un cadet sûr de son thème, aux examens de sortie. Plus il avançait, plus il devenait éloquent et incisif ; personne, il est vrai, ne l’interrompait : il semblait lire une dissertation ou une leçon. Les noms des savants contemporains, les dates précises de leur naissance et de leur décès, les titres des plus récentes brochures, surtout des noms, des noms à foison sortaient avec précipitation de sa bouche, et cette nomenclature lui causait une jouissance que ses yeux n’étaient pas maîtres de celer. Vorochilof dédaignait tout ce qui était ancien, il n’estimait que ce que la science avait découvert la veille : citer le livre d’un docteur Zauerbengel sur les prisons pensylvaniennes, ou le travail sur les Védas du dernier numéro de l’Asiatic Djernal (il disait toujours Djernal, quoique ne sachant pas l’anglais) était son bonheur. Litvinof l’écoutait sans pouvoir saisir quelle était sa spécialité. Tantôt il parlait du rôle de la race celtique dans l’histoire ; et cela le transportait dans