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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/59

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hommes du « tableau d’honneur, » il traite la science et la civilisation comme si on l’avait nommé son aide de camp ; il est phraseur jusque dans son silence, mais il est encore si jeune ! Tous ces hommes sont parfaits, mais, en fin de compte, il n’en sort rien ; les provisions sont de première qualité, et on ne peut pas avaler une bouchée du plat.

Litvinof écoutait Potoughine avec un redoublement d’attention. Sa manière de parler sans précipitation et avec assurance révélait en lui un homme qui possédait l’art comme le goût de la parole. Il aimait, en effet, il savait parler ; mais, comme un homme chez qui l’expérience a détruit la vanité, il attendait pour cela, avec une quiétude philosophique, une occasion qui lui convînt.

— Oui, oui, reprit-il d’un ton qui lui était particulier, triste sans être amer, tout cela est fort étrange. Et voilà encore ce que je vous prierai de remarquer. Que dix Anglais, par exemple, se réunissent, ils entameront tout de suite la conversation sur le télégraphe sous-marin, sur l’impôt, sur le coton, sur la possibilité de tanner les peaux de souris, c’est-à-dire sur quelque chose de positif, de déterminé ; mettez ensemble dix Allemands, aussitôt entreront naturellement en scène le Schleswig-Holstein et l’unité de l’Allemagne ; avec dix Français, quelques efforts qu’ils fassent eux-mêmes pour l’éviter, il vous faudra immanquablement entendre disserter sur « le beau sexe ; » que