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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/67

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viens de l’abandonner, il fallait se rafraîchir un peu après être resté douze ans assis à un bureau ; j’ai abandonné la Russie et me trouve ici fort agréablement ; mais je reprendrai bientôt le chemin du retour, je le sens… La terre des potagers est bonne… mais les mûres sauvages ne sauraient y croître et prospérer !

— Vous êtes ici agréablement, et moi aussi, dit Litvinof. J’y suis venu pour étudier, mais cela ne peut m’empêcher d’y observer de tristes choses… En disant cela, il montrait deux lorettes autour desquelles tournaient et grasseyaient quelques membres du Jockey-Club, et la salle de jeu, encore pleine de monde, malgré l’heure avancée.

— Qu’est-ce qui peut vous faire supposer, répliqua vivement Potoughine, que je sois aveugle ? Seulement excusez-moi ; votre observation me rappelle les triomphantes tirades de nos malheureux journalistes, pendant la campagne de Crimée, sur les défauts d’administration dans l’armée anglaise que dénonçait le Times. Je ne suis pas optimiste ; toute notre vie, toute cette comédie avec sa fin tragique, ne m’apparaît pas couleur de rose ; mais pourquoi rendre uniquement l’Occident responsable de ce qui tient peut-être à une originelle faiblesse ? Cette maison de jeu est dégoûtante, il est vrai, mais nos grecs, nos filous indigènes sont-ils plus jolis ? Non, cher Grégoire Mikhailovitch, soyons plus humbles et moins sévères : un bon élève peut s’apercevoir des fautes de son maître, mais il garde