Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/95

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du seringat ; une colonne de moucherons dansait au-dessus d’une branche isolée qui s’avançait dans les airs. « Comme c’est beau, mon Dieu ! » pensa Kirsanof ; et des vers qu’il aimait à redire allaient s’échapper de ses lèvres, lorsqu’il se rappela Arcade, Stoff und Kraft, et il se tut ; mais il resta assis, et continua à s’abandonner au doux et triste plaisir de la rêverie solitaire. Son séjour à la campagne lui en avait donné le goût ; il n’y avait pas si longtemps qu’il songeait comme aujourd’hui en attendant son fils, dans la cour de l’auberge, et quel grand changement s’était déjà opéré depuis ! Ses rapports, alors encore incertains avec Arcade, s’étaient déterminés… et comment ? Sa femme qu’il avait perdue se présenta à son esprit, non point telle qu’il l’avait connue dans les dernières années de sa vie ; non point comme une bonne ménagère à l’air serein et affable, mais sous la forme d’une jeune fille à la taille élancée, au regard innocent et interrogateur, les cheveux roulés en grosses tresses au-dessus d’une nuque enfantine — telle en un mot, qu’il l’avait vue pour la première fois, pendant qu’il suivait les cours de l’université. L’ayant rencontrée sur l’escalier de la maison qu’il habitait alors, il la poussa involontairement, se retourna pour lui faire des excuses, et lui dit dans son trouble : « Pardon, monsieur ! » elle baissa la tête, sourit, et se mit à courir comme si elle se fût subitement effrayée ; puis, au tournant de l’escalier, elle lui jeta un rapide regard, prit un air sérieux et rougit. Puis les premières visites,