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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/259

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XXVIII. — Examen et réfutation des arguments qu’on tire de l’Écriture contre la légitimité du prêt à intérêt.

Il est vraisemblable que les jurisconsultes n’auraient pas pris tant de peine pour obscurcir les notions simples du bon sens, si les théologiens scolastiques ne les avaient entraînés dans cette fausse route, et ne leur avaient persuadé que la religion proscrivait absolument le prêt à intérêt. Ceux-ci, pleins de leurs préjugés, ont cru en avoir la confirmation dans le fameux passage de l’Évangile : mutuum date nihil inde sperantes ; prêtez, sans en espérer aucun avantage (S. Luc, chap. vi, verset 35). Des gens de bon sens n’auraient vu dans ce passage qu’un précepte de charité. Tous les hommes doivent se secourir les uns les autres. Un homme riche qui, voyant son semblable dans la misère, au lieu de subvenir à ses besoins, lui vendrait ses secours, manquerait aux devoirs du christianisme et à ceux de l’humanité. Dans de pareilles circonstances, la charité ne prescrit pas seulement de prêter sans intérêt, elle ordonne de prêter et de donner s’il le faut ; faire de ce précepte de charité un précepte de justice rigoureuse, c’est choquer également la raison et le sens du texte. Ces mêmes théologiens ne prétendent pas que ce soit un devoir de justice de prêter son argent. Il faut donc qu’ils conviennent que les premiers mots du passage mutuum date ne renferment qu’un précepte de charité. Or, je demande pourquoi ils veulent que la fin du passage s’entende d’un devoir de justice. Quoi ! le prêt lui-même ne sera pas un précepte rigoureux, et l’accessoire, la condition du prêt en sera un ? Jésus-Christ aura dit aux hommes ; « Il vous est libre de prêter ou de ne pas prêter ; mais si vous prêtez, gardez-vous bien de retirer aucun intérêt de votre argent ; et quand même un négociant vous en demanderait pour une entreprise dans laquelle il espère faire de grands profits, ce serait un crime à vous d’accepter l’intérêt qu’il vous offre. Il faut absolument ou lui prêter gratuitement, ou ne lui point prêter du tout. Vous avez, à la vérité, un moyen de rendre l’intérêt légitime : c’est de prêter votre capital pour un temps indéfini, et de renoncer à en exiger le remboursement que votre débiteur vous fera quand il voudra ou quand il pourra. Si vous y trouvez de l’inconvénient du côté de la sûreté, ou si vous prévoyez que vous aurez besoin de votre argent dans un certain nombre d’années, vous n’avez pas d’autre parti à prendre que celui de ne point prêter. Il vaut mieux