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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/265

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XXX. — Affaiblissement des causes qui avaient rendu le prêt à intérêt
odieux aux peuples.

Cependant les causes qui avaient autrefois rendu odieux le prêt à intérêt ont cessé d’agir avec autant de force. L’esclavage étant aboli parmi nous, l’insolvabilité a eu des suites moins cruelles ; elle n’entraîne plus la mort civile ni la perte de la liberté. La contrainte par corps, que nous avons conservée, est à la vérité une loi dure et cruelle pour le pauvre ; mais la dureté en a du moins été mitigée par beaucoup de restrictions et bornée à un certain ordre de créances. La suppression de l’esclavage a donné aux arts et au commerce une activité inconnue aux peuples anciens, chez lesquels chaque particulier aisé faisait fabriquer par ses esclaves presque tout ce dont il avait besoin. Aujourd’hui l’exercice des arts mécaniques est une ressource ouverte à tout homme laborieux. Cette foule de travaux et les avances qu’ils exigent nécessairement présentent de tous côtés à l’argent des emplois lucratifs : les entreprises du commerce multipliées à l’infini emploient des capitaux immenses. Les pauvres, que l’impuissance de travailler réduit à une misère absolue, trouvent dans le superflu des riches, et dans les charités de toute espèce dont la religion a multiplié les établissements, des secours qui ne paraissent pas avoir eu lieu chez les peuples de l’antiquité, et qui en effet y étaient moins nécessaires, puisque, par la constitution des sociétés, le pauvre, réduit au dernier degré de la misère, tombait naturellement dans l’esclavage. D’un autre côté, l’immensité des capitaux accumulés de siècle en siècle par l’esprit d’économie inséparable du commerce, et grossis surtout par l’abondance des trésors apportés de l’Amérique, a fait baisser dans toute l’Europe le taux de l’intérêt. De toutes ces circonstances réunies, il est résulté que les emprunts faits par le pauvre pour subsister ne sont plus qu’un objet à peine sensible dans la somme totale des emprunts ; que la plus grande partie des prêts se font à l’homme riche, ou du moins à l’homme industrieux, qui espère se procurer de grands profits par l’emploi de l’argent qu’il emprunte. Dès lors le prêt à intérêt a dû devenir moins odieux, puisque par l’activité du commerce il est devenu au contraire une source d’avantages pour l’emprunteur. Aussi s’est-on familiarisé avec lui dans toutes les villes de commerce, au point que les magistrats et les théologiens mêmes en sont venus à le tolérer. La condamnation du prêt en lui-même, ou