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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/267

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les intérêts, le pis qui puisse lui arriver est de perdre son gage, et il ne sera pas beaucoup plus malheureux qu’il n’était. Sa pauvreté le soustrait à toute autre poursuite : ce n’est guère contre le pauvre qui emprunte pour vivre que la contrainte par corps peut être exercée. Le créancier qui pouvait réduire son débiteur en esclavage y trouvait un profit, c’était un esclave qu’il acquérait ; mais aujourd’hui le créancier sait qu’en privant son débiteur de la liberté, il n’y gagnera autre chose que d’être obligé de le nourrir en prison. Aussi ne s’avise-t-on pas de faire contracter à un homme qui n’a rien et qui est réduit à emprunter pour vivre des engagements qui emportent la contrainte par corps ; elle n’ajouterait rien à la sûreté du prêteur. La seule sûreté vraiment solide contre l’homme pauvre est le gage, et l’homme pauvre s’estime heureux de trouver un secours pour le moment sans autre danger que de perdre ce gage. Aussi le peuple a-t-il plutôt de la reconnaissance que de la haine pour ces petits usuriers qui le secourent dans son besoin, quoiqu’ils lui vendent assez cher ce secours. Je me souviens d’avoir été, à La Tournelle, rapporteur d’un procès criminel pour lait d’usure. Jamais je n’ai été tant sollicité que je le fus pour le malheureux accusé, et je fus très-surpris de voir que ceux qui me sollicitaient avec tant de chaleur étaient ceux-là même qui avaient essuyé les usures qui faisaient l’objet du procès. Le contraste d’un homme poursuivi criminellement pour avoir fait à des particuliers un tort dont ceux-ci non-seulement ne se plaignaient pas, mais même témoignaient de la reconnaissance, me parut singulier et me fit faire bien des réflexions.

XXXII. — Les usuriers qui font métier de prêter aux enfants de famille dérangés sont les seuls qui soient vraiment nuisibles à la société ; leur véritable crime n’est point l’usure ; en quoi il consiste.

Les seuls usuriers qui soient vraiment nuisibles à la société sont donc, comme je l’ai déjà dit, ceux qui font métier de prêter aux jeunes gens dérangés ; mais je n’imagine pas que personne pense que leur crime soit de prêter à intérêt sans aliénation du capital, ce qui, suivant les théologiens et les jurisconsultes, constitue l’usure. Ce n’est pas non plus de prêter à un intérêt plus fort que le taux légal ; car prêtant sans aucune sûreté, ayant à craindre que les pères ne refusent de payer et que les jeunes gens eux-mêmes ne réclament un jour contre leurs engagements, il faut bien que leurs profits soient