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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/281

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très-grand nombre et possèdent une grande partie des richesses, comme les dépenses de l’État exigent une somme très-forte, il peut arriver que cette somme surpasse les facultés de ceux qui restent sujets à l’impôt. Alors il faut, ou que le gouvernement soit privé des moyens de défense dont il a besoin, ou que le peuple non privilégié soit chargé au-dessus de ses forces, ce qui certainement appauvrit bientôt et affaiblit l’État. Un grand nombre de privilégiés riches est donc une diminution réelle de force pour le royaume.

Les privilèges en matière d’impositions ont encore un inconvénient très-préjudiciable aux nations, par la nécessité où ils les mettent d’adopter de mauvaises formes d’impositions pour éluder ces privilèges, et faire payer les privilégiés sans qu’ils s’en aperçoivent. C’est parce qu’on ne pouvait faire payer les nobles ni les ecclésiastiques, qu’on a fait payer leurs fermiers et leurs misérables métayers. De là tous les vices de la répartition de la taille et de la forme de son recouvrement qui se perpétuent, quoique tout le monde en connaisse les tristes effets. C’est pour éluder les privilèges qu’on a multiplié les droits sur les consommations et sur les marchandises ; qu’on a établi les monopoles du sel et du tabac, si funestes par l’énormité de la somme qu’ils coûtent au peuple, pour ne procurer au roi qu’un revenu incomparablement plus faible ; plus funeste encore par l’existence d’une nouvelle armée de contrebandiers et de commis perdus pour tous les travaux utiles, occupés à s’entre-détruire par les meurtres et par les supplices qu’occasionnent, d’un côté l’attrait de la fraude, et de l’autre la nécessité de la réprimer.

Les privilèges ont produit ces maux. Le respect pour les privilégiés empêcherait à jamais qu’on ne pût y toucher : car comment supprimer la gabelle, comment supprimer le tabac, si le clergé, si la noblesse, qui payent l’impôt sur ces deux consommations, ne peuvent pas être assujettis à celui qu’on établirait en remplacement ? Tout ce que je viens de dire est d’une évidente vérité, et n’est, j’ose le croire, contesté par personne qui ait réfléchi sur cette matière, sans avoir l’esprit occupé d’un intérêt personnel.

S’ensuit-il de là qu’il faille détruire tous les privilèges ? Non : je sais aussi bien que tout autre qu’il ne faut pas toujours faire le mieux qu’il est possible ; et que, si l’on ne doit pas renoncer à corriger peu à peu les défauts d’une constitution ancienne, il ne faut y travailler que lentement, à mesure que l’opinion publique