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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/286

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tout ce qu’il peut porter, et souffrira très-impatiemment que l’autre ne porte rien ; mais si le pojds est de quatre cents livres, il est absolument nécessaire qu’il soit partagé également, sans quoi celui qu’on voudrait en charger seul succombera sous le faix, et le poids ne sera point porté. Il en est de même des impositions : à mesure qu’elles ont augmenté, le privilège est devenu plus injuste, plus onéreux au peuple, et il est à la fin devenu impossible à maintenir.

Une autre raison achève de rendre ce privilège et plus injuste et plus onéreux, et en même temps moins respectable. C’est qu’au moyen de la facilité qu’on a d’acquérir la noblesse à prix d’argent, il n’est aucun homme riche qui, sur-le-champ, ne devienne noble ; en sorte que le corps des nobles comprend tout le corps des riches, et que la cause du privilégié n’est plus la cause des familles distinguées contre les roturiers, mais la cause du riche contre le pauvre. Les motifs qu’on pourrait avoir de respecter ce privilège, s’il eût été borné à la race des anciens défenseurs de l’État, ne peuvent certainement pas être regardés du même œil, quand il est devenu commun à la race des traitants qui ont pillé l’État. D’ailleurs, quelle administration que celle qui ferait porter toutes les charges publiques aux pauvres pour en exempter tous les riches !

Ces raisons ont frappé tous les administrateurs des finances.

Suite des observations du garde des sceaux. — Il est difficile de changer tout à coup le génie, le caractère, les préjugés mêmes d’une grande nation ; il n’est pas toujours sage de le tenter.

Réponse de Turgot. — M. le garde des sceaux parle de tentatives d’un changement total dans le caractère, le génie et les préjugés de la nation. Il semble que ce soit moi qui, le premier, aie essayé de ramener le privilège pécuniaire de la noblesse à ses justes bornes.

Il est cependant notoire que tel a été le but constamment suivi par tous les ministres des finances, sans exception, depuis M. Desmarets. — M. Orry, M. de Machault et leurs successeurs, de caractères très-différents, ont tous pensé et agi de même ; tous ont cherché à consolider l’impôt des vingtièmes, tous ont cherché à restreindre les privilèges de la taille[1].

Suite des observations du garde des sceaux. — La nation française est naturellement belliqueuse, et il faut qu’elle soit telle.

  1. Et tous échouèrent, aurait pu ajouter Turgot, qui ne devait pas être plus heureux lui-même. (E. D.)