Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/564

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des frais et des risques immenses, tout ce qu’elle trouvait dans ses colonies américaines.

Si ce n’est pas par une dévastation universelle que l’Amérique est réduite à plier sous le joug, si la population, la culture, l’industrie, l’activité se conservent dans les colonies, les colons conserveront aussi leur courage ; ce sera un ressort qui ne restera courbé qu’aussi longtemps que la main de l’oppression s’appesantira sur lui avec un effort toujours le même. Il faudra que l’Angleterre continue de s’épuiser pour entretenir en Amérique une force militaire toujours en activité ; et de quelle force n’aura-t-elle pas besoin ! L’on peut en juger par l’immense étendue du pays qu’elle aurait à contenir, et par la haine profonde et invétérée que cet état violent nourrirait dans le cœur des habitants.

Les troupes que l’Angleterre entretiendrait en Amérique s’accoutumeraient peut-être bientôt à regarder comme leurs concitoyens des gens qui ont la même origine, le même langage, et au milieu desquels le soldat et l’officier vivraient. Si, pour prévenir cet effet inévitable du séjour trop prolongé des mêmes corps, l’Angleterre prend le système de les relever souvent, quelle nouvelle dépense pour le double transport des troupes qui vont et de celles qui reviennent ! Combien celles-ci ne seront-elles pas diminuées par la désertion, si facile dans un pays ouvert et immense, dont tous les habitants la favorisent, et où tout déserteur est assuré d’un établissement préférable à tout ce qu’il quitte ! L’Angleterre aura-t-elle assez de troupes pour couvrir ainsi sa conquête de garnisons, continuellement renouvelées ? Voudra-t-elle, pourra-t-elle soudoyer toujours des troupes allemandes ? En trouvera-t-elle toujours ? Augmentera-t-elle ses forces de terre au risque de diminuer ses forces navales, si nécessaires pour maintenir son pouvoir à une grande distance ?

Des forces de terre plus nombreuses sont sans doute le moyen le plus sûr pour élever l’autorité royale ; mais quand on use avec excès de ce moyen, l’épuisement des finances qu’il entraîne, énerve cette même autorité. D’ailleurs, l’Angleterre étant constituée comme elle l’est, l’éducation, les mœurs, les opinions publiques, les intérêts de tout ce qui a quelque puissance concourant à inspirer à tout Anglais le plus violent attachement à la liberté, il serait impossible que le roi d’Angleterre trouvât dans ses ministres une volonté constante et sincère de le servir, dans son projet ; il éprouverait con-