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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/575

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exporter beaucoup. Mais si les colonies, devenues indépendantes, ont la sagesse d’ouvrir leurs ports à toutes les nations, elles recevront de toutes parts tous les objets de commerce possibles, non-seulement pour leur consommation, mais pour en porter au dehors. Les colonies anglaises ne sont riches qu’en denrées, et il n’est pas douteux que l’attrait de l’or ne les engage à faire les plus grands efforts pour ouvrir un commerce direct avec les Espagnols d’Amérique, qui les seconderaient de tout leur pouvoir.

Je ne vois pas comment l’Espagne pourrait l’empêcher. Les Anglo-Américains ne craindront point une guerre lucrative, sans danger pour eux, et dans laquelle leur ennemi se consumerait lui-même par la seule défensive, sans pouvoir jamais attaquer. Ils chercheront vraisemblablement à engager les colons espagnols à secouer, à leur exemple, le joug de la métropole, et s’ils ne réussissaient pas à les persuader, ce serait peut-être alors qu’ils se laisseraient séduire par la tentation de devenir conquérants.

Malheureusement il est à craindre que l’Espagne n’ait moins de facilité qu’aucune autre puissance à quitter une route qu’elle suit depuis deux siècles, pour se former un système tout nouveau, adapté à un nouvel ordre de choses. Jusqu’à présent, elle a mis toute sa politique à maintenir les prohibitions multipliées dont elle a embarrassé son commerce. Elle est accoutumée à craindre, comme le plus grand des malheurs, que les étrangers n’approchent de ses possessions dans le Nouveau-Monde et n’en partagent les trésors avec elle ; elle a poussé sa jalousie jusqu’à s’imaginer pouvoir conserver dans la métropole l’argent qui en sort continuellement pour paver ce qu’elle est forcée d’acheter des étrangers. Ni les idées des administrateurs, ni les opinions de la nation, ni la situation actuelle de sa culture et de son commerce, ni la constitution et l’administration de ses colonies, rien, en un mot, n’est préparé d’avance pour saisir le moment de pouvoir se résoudre à changer lorsqu’il faudra changer, moins encore pour rendre insensible la secousse du changement et prévenir les suites qu’il pourrait entraîner ; pour donner à la culture et à l’industrie dans la métropole le degré d’activité qui peut seul faire tirer parti du nouvel état de liberté ; pour substituer aux chaînes de l’ancien asservissement des provinces américaines les principes d’une liaison fraternelle fondée sur l’identité d’origine, de langage, de mœurs, sans opposition d’intérêts ;