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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/598

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taient-ils à la place d’une erreur qui flattait les sens et qui était à la portée du peuple ? Des rêveries ingénieuses, tout au plus des systèmes enfantés par l’orgueil, soutenus par des sophismes trop subtils pour séduire l’homme ignorant. Disons tout : les plus grands génies avaient encore plus besoin de la religion chrétienne que le peuple, parce qu’ils s’égaraient avec plus de raffinement et de réflexion. Quelles ténèbres encore dans leurs opinions sur la Divinité, la nature de l’homme, l’origine des êtres ! Rappellerai-je ici l’obscurité, la bizarrerie, l’incertitude de presque tous les philosophes dans leurs raisonnements, les idées de Platon, les nombres de Pythagore, les extravagances théurgiques de Plotin, de Porphyre et de Jamblique ? Le genre humain, par rapport aux vérités même que la raison lui démontre d’une manière plus sensible, a-t-il donc une espèce d’enfance ? Nos théologiens scolastiques, tant décriés par la sécheresse de leur méthode, n’ont-ils pas eu, dans le sein même de la barbarie, des connaissances plus vastes, plus sûres et plus sublimes sur les plus grands objets ?

N’aurais-je pas même raison d’ajouter que c’est à eux que nous devons en quelque sorte le progrès des sciences philosophiques ? Lorsque l’Université de Paris naissante entreprit de marcher d’un pas égal dans la carrière de toutes les sciences, lorsque l’histoire, la physique et les autres connaissances ne pouvaient percer les ténèbres de ces siècles grossiers ; l’étude de la religion, la théologie cultivée dans les écoles, et en particulier dans ce sanctuaire de la Faculté ; cette science qui participe à l’immutabilité de la religion, prêta en quelque sorte son appui à cette partie de la philosophie qui s’unit de si près avec elle ; dont les branches s’entrelacent pour ainsi dire avec les siennes. Elle porta la métaphysique au point où l’éloquence et le génie de la Grèce et de Rome n’avaient pu l’élever.

À ces noms respectés de Rome et de la Grèce, quelles réflexions viennent me saisir ! Superbe Grèce ! où sont ces villes sans nombre que ta splendeur avait rendues si brillantes ? Une foule de barbares a effacé jusqu’aux traces de ces arts par lesquels tu avais autrefois triomphé des Romains et soumis tes vainqueurs mêmes. Tout a cédé au fanatisme de cette religion destructive qui consacre la barbarie. L’Égypte, l’Asie, l’Afrique, la Grèce, tout a disparu devant ses progrès. On les cherche dans elles-mêmes, et l’on ne voit plus que la paresse, l’ignorance et un despotisme brutal établis sur leurs ruines. Notre Europe n’a-t-elle donc pas été aussi la proie des barbares du Nord ? Quel heureux abri put conserver au milieu de tant d’orages le flambeau des sciences prêt à s’éteindre ? Quoi ! cette religion qui s’était établie dans Rome, qui s’était attachée à elle malgré elle-même, la soutint, la fit survivre à sa chute ! Oui, par elle seule ces vainqueurs féroces, déposant leur fierté, se soumirent à la raison, à la politesse des vaincus, en portèrent eux-mêmes la lumière dans leurs anciennes forêts, et jusqu’aux extrémités du Nord. Elle seule a transmis dans nos mains ces ouvrages immortels où nous puisons encore les préceptes et les exemples du goût le plus pur, et qui, à la renaissance des lettres, nous ont du moins épargné l’excessive lenteur des premiers pas. Par elle seule enfin, ce génie qui distinguait la Grèce et Rome d’avec les barbares vit encore aujourd’hui dans l’Europe ; et si tant de ravages coup sur coup, si les divisions des conquérants, les vices de leurs gouvernements, le séjour de la noblesse à la campagne, le défaut de commerce, le mélange de tant de peuples et de leurs langages, retinrent longtemps l’Europe dans une ignorance grossière, s’il a fallu du temps pour effacer toutes