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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/602

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fut que le prétexte de ces horreurs qu’elle réprouvait avec force ; et ce fut un de ses pontifes, le pieux Las-Casas qui, les dénonçante l’Europe, en adoucit un peu les calamités. — Ah ! détournons nos yeux de si tristes images. Jetons-les sur les immenses déserts de l’intérieur de l’Amérique. — Ici ce ne sont plus des conquérants guidés par l’intérêt ou l’ambition : ce sont des missionnaires que l’esprit de Jésus-Christ anime, qui, à travers mille dangers, poursuivent de tous côtés des hommes grossiers qu’ils veulent rendre heureux. Des peuplades nombreuses se forment de jour en jour : peu à peu ces sauvages, en devenant hommes, se disposent à devenir chrétiens. La terre, jusqu’alors inculte, est fécondée par des mains rendues industrieuses. Des lois fidèlement observées maintiennent à jamais la tranquillité dans ces climats fortunés. Les ravages de la guerre y sont inconnus. L’égalité en bannit la pauvreté et le luxe, et y conserve, avec la liberté, la vertu et la simplicité des mœurs : nos arts s’y répandent sans nos vices.

Peuples heureux ! ainsi vous avez été portés tout à coup des ténèbres les plus profondes à une félicité plus grande que celle des nations les plus policées. Vastes régions de l’Amérique, cessez de vous plaindre des fureurs de l’Europe. Elle vous a donné sa religion faite pour éclairer l’esprit, pour adoucir les mœurs ; dès qu’elle y sera fidèle, elle répandra parmi vous toutes les vertus et le bonheur qui les suit. Elle-même y trouvera la perfection de ses sociétés politiques et le plus ferme appui de sa félicité.

seconde partie. — La nature a donné à tous les hommes le droit d’être heureux. Des besoins, des désirs, des passions, une raison qui se combine en mille manières avec ces différents principes, sont les forces dont elle les a doués pour y parvenir. Mais trop bornés dans leurs vues, trop petitement intéressés, presque toujours opposés les uns aux autres dans la recherche des biens particuliers, il leur fallait le secours d’une puissance supérieure, d’un sentiment élevé qui, embrassant le bonheur de tous, pût diriger au même but et concilier tant d’intérêts différents.

Voyez cet agent universel de la nature, l’eau qui, filtrée par mille canaux insensibles, distribue aux productions de la terre leurs sucs nourriciers, couvre le sol de verdure, et porte partout la vie et la fécondité ; qui, recueillie en plus grands amas dans les rivières et dans la mer, est le lien du comrqerce des hommes et réunit toutes les parties de l’univers. Également répandue sur toute la surface de la terre, elle n’en ferait qu’une vaste mer, les germes seraient étouffés par l’élément qui doit les développer. Il a fallu que les montagnes portassent leur tête au-dessus des nuages pour rassembler autour d’elles les vapeurs de l’atmosphère, et qu’une pente variée à l’infini, depuis leur sommet jusqu’aux plus grandes profondeurs, en dirigeant le cours des eaux, distribuât partout leurs bienfaits.

Voilà l’image de la souveraineté, de cette subordination nécessaire entre tous les ordres de l’État, de cette sage distribution de la dépendance et de l’autorité qui en unit toutes les parties.

De là les deux points sur lesquels roule la perfection des sociétés politiques, la sagesse et l’équité des lois, l’autorité qui les appuie. — Des lois qui combinent tous les rapports que la nature ou les circonstances peuvent mettre entre les hommes, qui balancent toutes les conditions, et qui, de même qu’un pilote habile sait avancer presque à l’opposite du vent par une adroite disposition de ses voiles, sachent diriger au bonheur public les intérêts, les passions et les vices mêmes des particuliers. — Une autorité établie sur des