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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/613

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notait plus, comme chez les premiers hommes, une suite de mots barbares asservis à la mesure d’un chant rustique, et aux pas d’une danse aussi grossière que la joie tumultueuse qu’elle exprimait ; elle s’était parée d’une harmonie qui n’était qu’à elle. L’oreille, toujours plus difficile à contenter, avait conduit à des règles plus sévères ; et si le joug en était devenu plus pesant, les expressions, les tours nouveaux, les hardiesses heureuses multipliées à proportion, donnaient plus de force pour le porter.

Le goût avait achevé de proscrire ces figures entassées, ces métaphores gigantesques qu’on reproche à la poésie des Orientaux.

Dans ces contrées de l’Asie, où les sociétés ont pris plus tôt un état fixe, où il y a eu plus tôt des écrivains, les langues ont été fixées plus près des premières origines, et dès lors l’emphase en est devenue le caractère, parce qu’elle est une suite de la première imperfection du langage. Les langues sont la mesure des idées des hommes ; par conséquent elles n’eurent des noms dans les premiers temps que pour les objets les plus familiers aux sens ; pour exprimer des idées imparfaites, il fallut se servir de métaphores. Un mot qu’on invente n’est pas toujours entendu ; il faut, en rassemblant les signes des idées les plus approchantes, essayer de mettre l’esprit sur la voie de celle qu’on voulait lui donner. L’imagination s’étudie à saisir le fil d’une certaine analogie qui lie et nos sensations et leurs différents objets. Une analogie imparfaite ou éloignée fit naître ces métaphores grossières et fréquentes que la nécessité plus ingénieuse que délicate emploie, que le goût désavoue, dont les premières langues sont pleines, et dont les étymologistes aperçoivent même encore les vestiges dans les plus cultivées.

Les langues, nécessairement maniées par tous les hommes, quelquefois par des hommes de génie, se perfectionnent toujours avec le temps, quand elles ne sont pas fixées par des écrits qui deviennent une règle constante pour juger de leur pureté. L’usage habituel de la parole amène sans cesse de nouvelles combinaisons d’idées, fait remarquer entre elles de nouveaux rapports, de nouvelles nuances, et fait sentir le besoin de nouvelles expressions. De plus, par les migrations des peuples, les langages se mêlent comme les fleuves, et s’enrichissent du concours de plusieurs langages.

Ainsi la langue grecque, formée du mélange d’un plus grand nombre de langues, fixée plus tard que celles de l’Asie, réunit l’harmonie, l’abondance et la variété. Homère acheva de la faire triompher, y versa les trésors de son génie, et l’éleva au plus haut point par le nombre de sa poésie, le charme de ses expressions, la pompe de ses images.

Dans la suite la liberté qui, par une révolution naturelle aux petits États, vint à s’établir dans toutes les villes sur les ruines du gouvernement d’un seul, donna au génie des Grecs un nouvel essor. Les différentes formes d’administration, où les passions opposées des puissants et des peuples les précipitaient tour à tour, enseignaient aux législateurs à comparer, à peser tous les éléments des sociétés, à trouver le juste équilibre entre leurs forces, en même temps que les querelles et les intérêts combinés de tant de républiques voisines, ambitieuses, faibles et jalouses, apprenaient aux États à se craindre, à s’observer sans cesse, à contrebalancer les succès par des ligues, et perfectionnaient à la fois la politique et l’art de la guerre.

Ce ne fut qu’après plusieurs siècles qu’on vit paraître des philosophes en