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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/615

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Le commerce et les arts rendent Alexandrie la rivale d’Athènes ; l’astronomie et les sciences mathématiques y sont portées même plus haut qu’elles ne l’avaient encore été. Surtout on y vit briller cette érudition que les Grecs a v nient peu connue ; cette espèce d’étude qui s’exerce moins sur les choses que sur les livres ; qui consiste moins à produire, à découvrir, qu’à rassembler et comparer, à juger ce qu’on a produit, ce qu’on a découvert ; qui ne va point en avant, mais qui tourne les yeux en arrière pour observer le chemin qu’on a fait. Les études qui demandent le plus de génie ne sont pas toujours celles qui supposent le plus de progrès dans la masse des hommes. Il est des esprits à qui la nature a donné une mémoire capable de les comparer, de leur donner cet arrangement qui les met dans tout leur jour ; mais à qui en même temps elle a refusé cette ardeur de génie qui invente et qui s’ouvre des routes nouvelles. Faits pour réunir des découvertes anciennes sous un point de vue, pour les éclaircir et même pour les perfectionner, si ce ne sont pas des flambeaux qui brillent par eux mêmes, ce sont des diamants qui réfléchissent avec éclat une lumière empruntée, mais qu’une obscurité totale confondrait avec les pierres les plus viles.

L’univers connu, si j’ose ainsi parler, l’univers commerçant, l’univers politique, s’était agrandi par les conquêtes d’Alexandre ; les dissensions de ses successeurs commençaient à présenter un spectacle plus vaste, et dans ces chocs et ces balancements des grandes puissances, les petites villes de la Grèce situées au milieu d’elles, souvent le théâtre de leurs combats, en proie aux ravages de tous les partis, ne sentirent plus que leur faiblesse. L’éloquence ne fut plus le ressort de la politique. Dès lors avilie dans l’ombre des écoles par des déclamations puériles, elle perdit son éclat avec son pouvoir.

Cependant, déjà depuis plusieurs siècles, Rome dans l’Italie, comme dans un monde à part, marchait par une suite continuelle de triomphes à la conquête de l’univers : victorieuse de Carthage, elle parut soudain au milieu des nations. Les peuples tremblèrent et furent soumis. Les Romains, conquérants de la Grèce, connurent un nouvel empire, celui de l’esprit et du savoir ; leur rudesse austère s’apprivoisa : Athènes trouva des disciples dans ses vainqueurs, et bientôt des émules. Cicéron déploya au Capitole, et sur la tribune aux harangues, une éloquence puisée dans les leçons des Grecs, et dont ses maîtres asservis ne connaissaient plus que les règles. La langue latine adoucie, enrichie, poliça l’Afrique, l’Espagne et les Gaules. Les limites de l’univers éclairé se confondirent avec celles de la puissance romaine, et deux langues rivales, le grec et le latin, le partagèrent entre elles.

Les lois de Rome, faites pour gouverner une ville, succombèrent sous le poids du monde entier. La liberté romaine s’éteignit dans des flots de sang. Octave recueillit enfin seul le fruit des discordes civiles. Usurpateur cruel, prince modéré, il donna à la terre des jours tranquilles. Sa protection éclairée anima tous les arts. L’Italie eut un Homère moins fécond que le premier, mais plus sage, plus égal, aussi harmonieux, peut-être plus parfait. Le sublime, la raison et les grâces s’unirent pour former Horace. Le goût se perfectionna dans tous les genres.

La connaissance de la nature et de la vérité est infinie comme elles. Les arts, dont l’objet est de nous plaire, sont bornés comme nous. Le temps fait sans cesse éclore de nouvelles découvertes dans les sciences ; mais la poésie, la peinture, la musique, ont un point fixe, que le génie des langues, l’imitation de la nature, la sensibilité limitée de nos organes déterminent ; qu’elles