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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/656

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charrue toute sa vie, que si Racine fût né au Canada chez les Hurons, ou en Europe au onzième siècle, ils n’eussent jamais déployé leur génie. Si Colomb, si Newton fussent morts à quinze ans, l’Amérique n’aurait peut-être été découverte que deux cents ans plus tard, peut-être ignorerions-nous encore le véritable système du monde. Et si Virgile eût péri dans l’enfance, nous n’aurions point de Virgile, car il n’y en a pas eu deux.

Les progrès, quoique nécessaires, sont entremêlés de décadences fréquentes, par les événements et les révolutions qui viennent les interrompre. Aussi ont-ils été fort différents chez les différents peuples.

Les hommes séparés les uns des autres et sans commerce se sont à peu près également avancés. Nous avons trouvé les petites nations qui vivent de chasse au même point, avec les mêmes arts, les mêmes armes, les mêmes mœurs. Le génie a eu peu d’avantage par rapport aux besoins grossiers ; mais, aussitôt que le genre humain fut parvenu à sortir de l’étroite sphère de ces premiers besoins, les circonstances qui mirent tel génie à portée de se développer, combinées avec celles que lui offrirent tel fait, telle expérience que mille autres auraient vus sans en profiter, introduisirent bientôt une inégalité quelconque.

Chez les peuples barbares, où l’éducation est à peu près la même pour tous, cette inégalité ne put être très-considérable. Lorsque les travaux se sont divisés selon les talents, ce qui est très-avantageux en soi, puisque tout alors est fait mieux et plus vite, la distribution inégale des biens et des charges de la société fit que la plus grande partie des hommes, occupée de travaux obscurs et grossiers, ne put suivre le progrès des autres hommes, à qui cette distribution donnait du loisir et le moyen de se faire seconder.

L’éducation mit entre les parties d’une même nation une différence plus grande encore que les richesses, et il en fut de même entre les nations.

Le peuple qui eut le premier un peu plus de lumières devint promptement supérieur à ses voisins : chaque progrès donnait plus de facilité pour un autre. Ainsi la marche d’une nation s’accélérait de jour en jour ; tandis que d’autres restaient dans leur médiocrité, fixées par des circonstances particulières, et que d’autres demeuraient dans la barbarie. Un coup d’œil jeté sur la terre nous met, même aujourd’hui, sous les yeux l’histoire entière du genre humain, en nous montrant les vestiges de tous ces pas et les monuments de tous les degrés par lesquels il a passé, depuis la barbarie encore subsistante des peuples américains, jusqu’à la politesse des nations les plus éclairées de l’Europe. Hélas ! nos pères, et les Pélasges qui précédèrent les Grecs, ont ressemblé aux sauvages de l’Amérique !

On a cherché dans la différence des climats une raison de cette différence qui se trouve entre les nations. Cette opinion, un peu mitigée et restreinte avec raison aux seules influences du climat, qui sont toujours les mêmes, a été récemment embrassée par un des plus beaux génies de notre siècle. Mais les inductions qu’on en tire sont au moins précipitées, elles sont fort exagérées ; elles sont démenties par l’expérience, puisque sous les mêmes climats les peuples sont différents, et puisque sous des climats très-peu semblables, on retrouve si souvent le même caractère et le même tour d’esprit ; puisque l’enthousiasme et le despotisme des Orientaux peuvent naître de la seule barbarie combinée avec certaines circonstances ; puisque ce langage métaphorique, qu’on nous donne comme un effet de la plus grande proximité du soleil, était celui des anciens Gaulois et des Germains, au rap-