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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/658

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nière semblable, on marqua les pas par des sons, on sépara ceux-ci par des intervalles réglés. L’oreille, par une expérience bien courte, et en suivant la seule nature, apprit à apprécier les premiers rapports des sons. Quand on voulut communiquer les motifs de sa joie par des paroles, on les régla sur la mesure des sons : voilà l’origine de la danse, de la musique, et de la poésie faite d’abord pour être chantée. Ce n’est qu’à la longue qu’on s’est contenté de la seule harmonie qui lui est propre, et que l’on n’a connue qu’après qu’elle a été assez perfectionnée pour plaire toute seule. À mesure que ces arts se sont perfectionnés, ils se sont séparés par la nécessité d’un talent particulier. — On indiqua le repos par des sons semblables, et l’oreille apprit aussi à consulter la quantité des syllabes. La nécessité de se plier ainsi à la mesure dut contribuer aux progrès et à l’adoucissement des langues ; la versification devint de jour en jour moins libre ; l’oreille, à force d’expérience, se fit des règles plus sévères ; et, par une heureuse compensation, si le joug en devenait plus pesant, la perfection des langues, les tours nouveaux, les hardiesses heureuses qui se multiplièrent, donnèrent aussi plus de forces pour le porter.

Chez les peuples grossiers, la facilité de retenir les vers, la vanité des nations, les engagea à mettre en chansons leurs actions les plus mémorables. Tels sont les chants des sauvages de nos jours, ceux des anciens bardes, les rimes runiques des habitants de la Scandinavie, quelques anciens cantiques insérés dans les livres historiques des Hébreux, le Chou-king des Chinois, et les romances des peuples modernes de l’Europe : ce furent les seules histoires avant l’invention de l’écriture, histoires sans chronologie, et souvent chargées de fausses circonstances, comme on peut le croire.

La pauvreté des langues, et la nécessité des métaphores qui résultait de cette pauvreté, firent qu’on employa les allégories et les fables pour expliquer les phénomènes physiques. Elles sont les premiers pas de la philosophie, comme on le voit encore aux Indes.

Les fables de tous les peuples se ressemblent, parce que les effets à expliquer, et les modèles des causes qu’on a imaginées pour les expliquer, se ressemblent. Il y a des différences, parce que le vrai seul est unique, et parce que l’imagination n’a qu’une marche, à peu près la même partout, sans que tous ses pas se répondent. De plus, les êtres mythologiques supposés existants ont été mêlés aux histoires des faits, et dès là très-variés. Le sexe des divinités, qui souvent dépendait du genre d’un mot dans une langue, a dû varier aussi les fables chez les différents peuples. Mille circonstances de ces fables leur ont été particulières, sans détruire leurs rapports généraux. Les mélanges et le commerce des nations ont fait naître de nouvelles fables par des équivoques, et des mots mal compris ont augmenté le nombre des anciennes.

Regardant les êtres imaginaires comme réels, tantôt on multiplia les dieux en comptant ceux que diverses nations avaient imaginés pour les mêmes effets, tantôt on prit pour les mêmes ceux qui avaient des attributs semblables. De là les mélanges de l’histoire de ces dieux. De là la multitude de leurs actions, surtout quand deux peuples qui avaient la même mythologie se mêlaient, et tels furent les Indiens. — La physique changea sans qu’on cessât de croire les fables, par le double amour de l’antiquité et du merveilleux, et aussi parce que l’éducation les transmettait de siècle en siècle.

Les premières histoires sont aussi des fables inventées de même pour sup-