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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/669

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passionnés pour l’éloquence, et qui ne dédaignaient pas de s’exercer à composer quelques discours, ne firent point naître de Cicérons, parce qu’ils ne firent pas renaître les circonstances qui les avaient produits. On n’est point éloquent lorsqu’on n’a rien à dire. Il faut avoir quelqu’un à émouvoir ou à convaincre.

Notre barreau ne prête pas, ou prête rarement aux mouvements de l’éloquence. Cicéron, accusant ou défendant un citoyen devant l’assemblée du peuple ou du sénat romain revêtus du pouvoir législatif, pouvait se livrer à son génie. Mais quand il s’agit d’examiner dans un tribunal si, selon les lois, tel héritage doit appartenir à Pierre ou à Jacques, il ne faut qu’un ton didactique assez simple, il ne faut que démontrer ; et tout discours qui ne fait que démontrer, ne saurait plaire quand on ne s’intéresse pas au sujet.

Dès que les matières politiques ne furent plus du ressort des orateurs, les anciens ne surent où placer de l’éloquence. Ils n’avaient pas la ressource que nous trouvons dans un grand nombre de problèmes philosophiques et moraux, qui ont fait naître chez nous un genre d’éloquence que nous appelons académique, et qui, pour avoir le succès dont il est susceptible, demanderait encore que ceux qui le cultivent n’eussent jamais fait d’amplifications.

La chaire, quia porté l’éloquence au plus haut point, n’a été connue que des modernes. Les grandeurs de Dieu, l’obscurité majestueuse des mystères, la pompe de la religion, le puissant intérêt d’une vie à venir, ont ouvert un vaste champ au génie sublime et pathétique des Bossuet et des Saurin. La grandeur du sujet a même donné en quelque sorte du corps à un autre genre d’éloquence fleurie employée par Fléchier et Massillon, qui sont assurément bien plus éloquents que Lysias et Isocrate, sans atteindre aux grands mouvements de Bossuet.

On peut être surpris que les anciens Pères n’aient pas de même saisi cette occasion de faire revivre l’éloquence parmi les grecs et les Romains. On trouve à la vérité dans quelques-uns, et surtout dans les grecs, des traits admirables. Salvien, en parlant aux habitants de Trêves qui, après la révolution de leur ville, demandaient les jeux du cirque, n’est pas fort au-dessous de Démosthènes qui fait aux Athéniens un reproche semblable sur leur amour pour les fêtes. Mais en général ces traits chez les Pères leur sont arrachés par la force du sujet. La forme d’homélie qu’ils donnent à leurs discours a toujours quelque chose de didactique, plus propre à instruire qu’a émouvoir. Souvent l’amour de la simplicité leur fait négliger la noblesse des images et les autres ornements du discours. Il paraît que saint Augustin cherche souvent à être éloquent. Il y réussit quelquefois ; mais ses beautés sont noyées dans un déluge de pointes et de traits frivoles d’esprit où l’entraîne le mauvais goût de son siècle, et celui qu’il avait puisé dans sa profession de rhéteur.

Ce qu’on appelle enflure n’est, pour ainsi dire, qu’un sublime contrefait. La véritable éloquence emploie les figures les plus fortes et les plus animées ; mais il faut qu’elles soient produites par un enthousiasme réel. On n’émeut point sans être ému ; et le langage de l’enthousiasme a cela de commun avec celui de toutes les passions, qu’il est ridicule lorsqu’il n’est qu’imité, parce qu’il ne l’est jamais qu’imparfaitement.

Une flèche tirée juste s’élève jusqu’au but et s’y attache ; lancée plus haut, elle retombe : image d’une figure naturelle et d’une figure outrée.

Le mélange des langues les met dans un état de mouvement continuel,