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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/672

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ne se perdant plus, fait qu’on ne prive jamais la métaphore de son sens véritable. Alors ce ne sont pas simplement les idées du peuple d’une génération qui passent à la génération suivante ; les ouvrages des bons auteurs sont un dépôt où elles se conservent toujours, et dans lequel toutes les générations iront puiser.

Les langues peuvent être fixées dans leur analogie, et avoir de grands écrivains longtemps avant qu’elles soient enrichies ; car il n’y a que le mélange des langues qui les empêche de se fixer, et, les bons écrivains s’opposent à cet effet du mélange des langues, comme il est arrivé en Grèce par rapport au latin, et par rapport aux langues orientales. — Or, l’époque de la fixation des langues, plus ou moins près de leur perfection, a une grande influence sur le génie des nations par rapport à la poésie et à l’éloquence. Tous les peuples dont les langues sont pauvres, les anciens Germains, les Iroquois, les Hébreux (preuve que cela ne vient pas du climat), s’expriment par métaphores. Au défaut d’un signe déterminé à une idée, on se servait du nom de l’idée la plus approchante, pour faire deviner de quoi l’on voulait parler. L’imagination travaillait à chercher des ressemblances entre les objets, guidée par le fil d’une analogie plus ou moins exacte. On retrouve dans les langues les plus policées des vestiges de ces métaphores grossières que la nécessité, plus ingénieuse que délicate, y avait introduites. Quand l’esprit est familiarisé avec la nouvelle idée, le mot perd son sens métaphorique, e ne doute pas que nous ne trouvions beaucoup de métaphores dans les langues orientales auxquelles ceux qui les parlent ne pensent point, et cela serait réciproque. Il faut avouer que les langues anciennes admettent des métaphores plus hardies, c’est-à-dire dont l’analogie est moins parfaite, et cela par nécessité d’abord, ensuite par habitude. De plus, les métaphores, semées sur un moindre champ, nous frappent davantage. Nous avons l’imagination aussi vive que les Orientaux, ou du moins on ne contestera pas que les Grecs et les Romains ne l’eussent aussi vive que les anciens peuples du Nord ; mais l’esprit des Grecs, des Romains et le nôtre étant rempli d’une foule d’idées abstraites, la langue des Grecs, celle des Romains et les nôtres ont dû être moins chargées de figures.

Il s’ensuit qu’elles sont aussi plus propres à exprimer avec plus d’exactitude un beaucoup plus grand nombre de vérités. — Si une langue trop tôt fixée peut retarder les progrès du peuple qui la parle, une nation qui a pris une trop prompte stabilité peut, par une raison semblable, être comme arrêtée dans le progrès des sciences. Les Chinois ont été fixés trop tôt. Ils sont devenus comme ces arbres dont on a coupé la tige, et qui poussent des branches près de terre. Ils ne sortent jamais de la médiocrité. On a pris chez eux tant de respect pour les sciences à peine ébauchées, et l’on en a tant gardé pour les ancêtres qui leur avaient fait faire ces premiers pas, qu’on a cru qu’il n’y avait rien à y ajouter, et qu’il ne s’agissait plus que d’empêcher ces belles connaissances de se perdre. Mais se borner à conserver les sciences au point où elles sont, c’est se déterminer à perpétuer tout ce qu’elles renferment d’erreurs.

Les examens multipliés des gens de lettres où la police chinoise daigne entrer, resserrent nécessairement leur esprit dans les matières qui en sont l’objet. On apprend, on n’invente plus. — Pour oser ainsi tracer des routes au génie, il aurait fallu connaître sa marche, et c’est à quoi l’on ne peut arriver complètement ; car on ne sait que ce qui est découvert, et non pas ce