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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/733

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XXX. Mais il faut bien faire attention à ce que nous ne pouvons être nous-mêmes les juges sur la succession de nos perceptions. Nous imaginons une durée dans laquelle sont répandues nos perceptions, et nous comptons la distance des unes aux autres par les parties de cette durée qui se sont écoulées entre elles : mais cette durée, quelle est-elle ? Le cours des astres, les horloges et semblables instruments, auxquels je ne suis parvenu que comme je l’ai expliqué, peuvent-ils en être des mesures suffisantes ?

XXXI. Il est vrai que j’ai dans mon esprit la perception d’une certaine durée, mais je ne la connais elle-même que par le nombre des perceptions que mon âme y a placées.

Cette durée ne paraît plus la même lorsque je souffre, lorsque je m’ennuie, lorsque j’ai du plaisir ; je ne puis la connaître que par la supposition que je fais que mes perceptions se suivent toujours d’un pas égal. Mais ne pourrait-il pas s’être écoulé des temps immenses entre deux perceptions que je regarderais comme se suivant de fort près ?

XXXII. Enfin, comment ne connais-je les perceptions passées que par le souvenir, qui est une perception présente ? Toutes les perceptions passées sont-elles autre chose que des parties de cette perception présente ? Dans le premier instant de mon existence, ne pourrais-je pas avoir une perception composée de mille autres comme passées, et n’aurais-je pas le même droit que j’ai de prononcer sur leur succession ?

XXIX-XXXN. Je vais faire tout de suite des remarques sur les quatre derniers articles de l’ouvrage de Maupertuis, et je dirai quelles sont mes idées sur la succession de nos perceptions et sur la mémoire.

J’avoue d’abord que je ne saurais expliquer toute la succession de nos idées ; mais j’observe que nos premières idées viennent de nos sens et de nos besoins. Elles sont gravées d’autant plus profondément dans notre esprit, que nos sens sont plus exercés sur le même objet, et que nos besoins continuent à être les mêmes. Elles se lient entre elles d’autant plus que nos sens ont plus d’analogie, et que nos besoins ont plus de rapports les uns avec les autres. — J’omets ici les circonstances passagères et les liaisons de la société, et je dis que les idées liées entre elles s’excitent et se succèdent facilement, parce qu’elles se sont placées dans notre esprit en forme de chaîne. Il arrive cependant quelquefois qu’une idée n’excite pas les idées qui sont les plus liées avec elle. Il faut en cela prendre garde aux circonstances.

Il me semble voir un amas de boules placées sur une table auprès les unes des autres ; suivant le côté que l’on frappe, et celle qu’on frappe, il en sort plutôt une qu’une autre. Un spectateur tranquille d’une conversation, telle bruyante et sautillante qu’elle fût, pourrait en voir toutes les transitions souvent liées à un mot, et il pourrait aisément deviner les tours d’esprit et les caractères par le mot qui fait, passer l’un plutôt que l’autre, et plutôt sur telle matière que sur telle autre.

Quant à la raison pour laquelle l’idée je verrai un arbre (article XXIX de Maupertuis), succède à celle-ci : Je vais dans un endroit où j’ai vu un arbre ; elle est simple, c’est que l’arbre y est.

Quant à la durée dont parle Maupertuis, je conviens qu’il n’y a guère là-dessus qu’une estimation relative, qui devient suffisamment exacte pour asseoir un jugement certain. On dirait, à l’entendre parler sur les astres, les horloges, etc., que tout cela est une affaire de simple imagination : pour moi, je ne sais pas goûter un pareil pyrrhonisme, et je n’y vois qu’un jeu d’esprit assez déplacé pour quiconque n’est plus étudiant en métaphysique.

J’ai dit un mot sur l’analogie de nos sens, en parlant de la façon dont nos idées se lient. C’est une matière curieuse sur laquelle, si l’on faisait des ob-