Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/738

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pes et de métaphores détournent la signification des mots ; le sens figuré fait oublier peu à peu le sens propre, et devient quelquefois à son tour le fondement d’une nouvelle figure ; en sorte qu’à la longue le mot ne conserve plus aucun rapport avec sa première signification. Pour retrouver la trace de ces changements entés les uns sur les autres, il faut connaître les fondements les plus ordinaires des tropes et des métaphores ; il faut étudier les différents points de vue sous lesquels les hommes ont envisagé les différents objets, les rapports, les analogies entre les idées, qui rendent les figures plus naturelles ou plus justes : en général, l’exemple du présent est ce qui peut le mieux diriger nos conjectures sur le passé ; les métaphores que produisent à chaque instant sous nos yeux les enfants, les gens grossiers, et même les gens d’esprit, ont dû se présenter à nos pères, car le besoin donne de l’esprit à tout le monde. Or, une grande partie de ces métaphores devenues habituelles dans nos langues, sont l’ouvrage du besoin où les hommes se sont trouvés de faire connaître les idées intellectuelles et morales, en se servant des noms des objets sensibles : c’est par cette raison, et parce que la nécessité n’est pas délicate, que le peu de justesse des métaphores n’autorise pas toujours à les rejeter des conjectures étymologiques. Il y a des exemples de ces sens détournés, très-bizarres en apparence, et qui sont indubitables.

5o Il n’y a aucune langue, dans l’état actuel des choses, qui ne soit formée du mélange ou de l’altération de langues plus anciennes, dans lesquelles on doit retrouver une grande partie des racines de la langue nouvelle, quand on a poussé aussi loin qu’il est possible, sans sortir de celle-ci, la décomposition et la filiation des mots ; c’est à ces langues étrangères qu’il faut recourir. Lorsqu’on sait les principales langues des peuples voisins, ou qui ont occupé autrefois le même pays, on n’a pas de peine à découvrir quelles sont celles d’où dérive immédiatement une langue donnée, parce qu’il est impossible qu’il ne s’y trouve une très-grande quantité de mots communs à celle-ci, et si peu déguisés, que la dérivation n’en peut être contestée. C’est ainsi qu’il n’est pas nécessaire d’être versé dans l’art étymologique pour savoir que le français et les autres langues modernes du midi de l’Europe se sont formés par la corruption du latin mêlé avec le langage des nations qui ont détruit l’empire romain. Cette connaissance grossière, où mène la notion purement historique des invasions successives du pays par différents peuples, indique suffisamment aux étymologistes dans quelles langues ils doivent chercher les origines de celle qu’ils étudient.

6o Lorsqu’on veut tirer d’une langue ancienne les mots d’une langue moderne, par exemple les mots français du latin, il est très-bon d’étudier cette langue, non-seulement dans sa pureté et dans les ouvrages des bons auteurs, mais encore dans ses tours les plus corrompus, dans le langage du plus bas peuple et dans celui des provinces.

Les personnes élevées avec soin et instruites de la pureté du langage s’attachent ordinairement à parler chaque langue sans la mêler avec d’autres : c’est le peuple grossier qui a le plus contribué à la formation des nouveaux langages ; c’est lui qui, ne parlant que pour le besoin de se faire entendre, néglige toutes les lois de l’analogie, ne se refuse à l’usage d’aucun mot, sous prétexte qu’il est étranger, dès que l’habitude le lui a rendu familier ; c’est de lui que le nouvel habitant est forcé, par les nécessités de la vie et du commerce, d’adopter un plus grand nombre de mots ; enfin c’est toujours par le bas peuple que commence ce langage mitoyen qui s’établit nécessairement