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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/776

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leur généralité n’est jamais que dans les signes et non dans les choses. (Voyez Idée abstraite.) La notion d’existence n’étant composée d’aucune autre idée particulière que de la conscience même du moi, qui est nécessairement une idée simple, étant d’ailleurs applicable à tous les êtres sans exception, ce mot ne peut être, à proprement parler, défini, et il suffit de montrer par quels degrés la notion qu’il désigne a pu se former.

Je n’ai pas cru nécessaire, pour ce développement, de suivre la marche du langage et la formation des noms qui répondent à existence, parce que je regarde cette notion comme fort antérieure aux noms qu’on lui a donnés, quoique ces noms soient un des premiers progrès des langues. (Voyez Langues et Verbe substantif.)

Je ne traiterai pas non plus de plusieurs questions agitées par les scolastiques sur l’existence, comme : si elle convient aux modes, si elle n’est propre qu’à des individus, etc. La solution de ces questions doit dépendre de ce qu’on entend par existence, et il n’est pas difficile d’y appliquer ce que j’ai dit. (Voyez Identité, Substance, Mode et Individu.) Je ne me suis que trop étendu, peut-être, sur une analyse beaucoup plus difficile qu’elle ne paraîtrait importante ; mais j’ai cru que la situation de l’homme dans la nature au milieu des autres êtres, la chaîne que ses sensations établissent entre eux et lui, et la manière dont il envisage ses rapports avec eux, doivent être regardés comme les fondements mêmes de la philosophie, sur lesquels rien n’est à négliger. Il ne me reste qu’à examiner quelles sortes de preuves nous avons de l’existence des êtres extérieurs.

Des preuves de l’existence des êtres extérieurs.

Dans la supposition où nous ne connaîtrions d’autres objets que ceux qui nous sont présents par la sensation, le jugement par lequel nous regarderions ces objets comme placés hors de nous et répandus dans l’espace à différentes distances, ne serait point une erreur ; il ne serait que le fait même de l’impression que nous éprouvons, et il ne tomberait que sur une relation entre l’objet et nous, c’est-à-dire entre deux choses également idéales, dont la distance serait aussi purement idéale, et du même ordre que les deux termes. Car le moi auquel la distance de l’objet serait alors comparée, ne serait jamais qu’un objet particulier du tableau que nous offre l’ensemble de nos sensations ; il ne nous serait rendu présent, comme tous les autres objets, que par des sensations, dont la place serait déterminée relativement à toutes les autres sensations qui composent le tableau, et il n’en différerait que par le sentiment de la conscience, qui ne lui assigne aucune place dans un espace absolu. Si nous nous trompions alors en quelque chose, ce serait bien plutôt en ce que nous bornons cette conscience du moi à un objet particulier, quoique toutes les autres sensations répandues autour de nous soient peut-être également des modifications de notre substance. Mais, puisque Rome et Londres existent pour nous lorsque nous sommes à Paris, puisque nous jugeons les êtres comme existant indépendamment de nos sensations et de notre propre existence, l’ordre de nos sensations qui se présentent à nous les unes hors des autres, et l’ordre des êtres placés dans l’espace à des distances réelles les unes des autres, forment donc deux ordres de choses, deux mondes séparés, dont un au moins (c’est l’ordre réel) est absolument indépendant de l’autre. Je dis au moins,