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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/787

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OBSERVATIONS ET PENSÉES DIVERSES.

L’homme a des sens : par eux, il connaît et il jouit. Voilà l’origine des sciences et des arts, soit d’utilité, soit d’agrément. Les uns et les autres sont l’usage des dons que l’auteur de la nature nous a faits. — Dieu n’a rien fait d’inutile ; les facultés de l’homme ont donc pour objet qu’il en fasse usage. Et si quelquefois l’abus a été substitué à l’usage, est-ce une raison pour vouloir arracher un arbre fertile dont quelques fruits, pris au hasard, ont pu porter sur la langue une saveur âcre, qui eût fait place au parfum le plus doux, si l’on eût cueilli ce fruit dans l’instant de sa maturité ? Qu’est-ce que l’homme avant le développement de ses idées ? Toutes ses connaissances lui viennent du dehors. Accablé, si l’on peut ainsi parler, au commencement de son existence par la multitude de ses sensations, il apprend par degrés à les distinguer ; ses besoins l’appellent successivement : le soleil éclaire les nuages avant de les dissiper.

— L’imagination ne nous trompe pas ; nous sentons ce que nous croyons sentir. Le bonheur qu’on appelle réel consiste uniquement dans nos sensations, aussi bien que celui que nous appelons imaginaire. Mais l’un est lié avec l’existence des objets qui nous environnent, et forme une chaîne de sensations relatives entre elles. L’autre est moins suivi dans la succession des sensations, qui sont plus indépendantes les unes des autres. — Je le crois aussi plus faible ; l’imagination est la mémoire des sens, et peut-être ce qui se passe dans le cerveau quand les esprits animaux réveillent des idées que nous avons eues, répond-il à ce qui arrive quand deux cordes sont à l’unisson. La corde qui ne fait que répéter, donne un son bien plus faible que celle qui a été frappée immédiatement.

— Qu’une vérité soit démontrée, on sait précisément pourquoi on s’y rend ; on sent la force du motif ; c’est cela, ni plus ni moins ; et bien des gens diraient volontiers : Quoi ! n’est-ce que cela ? — Le préjugé doit son empire à des causes moins connues, à une multitude de petites raisons qu’on n’a jamais pesées, qu’on ne s’est pas même énumérées. Il y gagne en force tout ce que l’imagination, le désir, la crainte et toutes les passions peuvent ajouter aux raisons. La matière devient obscure : et dans l’obscurité, on craint. — Cromwell aimait mieux gouverner l’Angleterre comme protecteur que comme roi, parce que les Anglais savaient jusqu’où s’étendaient les droits d’un roi, mais non pas jusqu’où allaient ceux d’un protecteur. C’est sans doute pour cela que la raison fait si peu d’enthousiastes.

— Depuis qu’il y a des hommes, il y a des erreurs ; et cependant, quand on y réfléchit avec attention, on a peut-être plus de peine à concevoir qu’on se trompe, que l’on n’en aurait à concevoir une espèce d’infaillibilité dans les opérations de l’esprit humain. — Ce que je dis est un paradoxe, et par conséquent a besoin de développement. — Si l’on considère la faiblesse de notre esprit, la dépendance où il est du corps, et le petit nombre d’idées qu’il peut embrasser, comparé avec l’immensité de la nature, on croira que les hommes seront éternellement le jouet de mille erreurs, et livrés à des disputes interminables ; on sera fondé à le penser jusqu’à un certain point ; car puisque les hommes se trompent, il faut qu’il y ait quelques raisons pour qu’ils se trompent. — À regarder les choses sous un autre point de vue, on pourra