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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/789

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ne donne point de prise ; on a beau les saisir, si on n’emploie la plus grande force pour les retenir, ils s’échappent des mains. Par rapport à la vérité, cette force d’appréhension et de retenue n’est pas donnée à beaucoup de gens ; c’est pourquoi dans la recherche du bonheur on se fie plus à ce qu’on peut compter et rendre palpable à tous, comme l’argent, qu’à la satisfaction du cœur.

Ce n’est donc pas qu’on veuille simplement assurer les autres de son bonheur, c’est que sans cette assurance des autres on n’en est pas trop sûr soi-même. Or, il y a des choses, comme l’argent, qui, ayant une valeur convenue dans le public, deviennent on quoique sorte le gage de l’opinion de ce même public. La noblesse, la considération, tiennent quelquefois lieu d’argent ; mais on leur préfère celui-ci. Il ne faut que compter ; et pour les autres biens, quoiqu’il soit assez constant qu’ils ont une valeur, cependant pour en déterminer précisément le degré, il faudrait évaluer et comparer, il faudrait juger. Compter est plus tôt fait.

— On a grand tort de juger du mérite des actions par la difficulté apparente, et de préférer le courage d’un guerrier qui expose sa vie, à celui d’un homme qui suit la raison malgré le préjugé. — On ne songe pas assez que l’effort du dernier est tout entier à lui ; il marche, et l’autre est porté. — Les hommes sont des enfants qui ne peuvent faire un pas tout seuls dans le chemin le plus uni. Mais où ne les mène-t-on pas, sur quels précipices, sur quels rochers escarpés ne les porte-t-on pas avec les lisières de la mode et de l’opinion ? On peut avoir beaucoup de courage dans l’esprit, et ne vouloir point s’exposer à une mort inutile. — Mais ceux qui ont assez de bon sens pour ne se pas soucier d’une mort inutile, et assez de vertu pour ne pas vouloir la donner à des innocents, seront ordinairement les plus propres à la braver, à la repousser avec vigueur, à la recevoir avec noblesse, lorsqu’il s’agira réellement du service de leurs semblables et de la défense de leur pays. — Croyez que le courage d’Antoine ne valait pas celui de Caton.

— La fierté n’est déplacée que dans les grands ; elle est en eux insultante pour l’humanité. Dans les petits, elle est le sentiment de la noblesse de l’homme. — Mais gardons-nous de confondre avec cette fierté honnête la vanité, la susceptibilité inquiète de certaines gens, qui s’irritent sans cesse contre tout ce qu’ils voient au-dessus d’eux, parce qu’intérieurement convaincus de leur propre faiblesse, ils ne peuvent se persuader qu’elle échappe à des yeux clairvoyants. Ces gens-là croient toujours lire le mépris dans l’âme des autres et les haïssent, aussi injustes que ce bossu qui, renfermé dans un cabinet de glaces, les brisait avec fureur en mille morceaux.

C’est une vanité bien malheureuse que celle qui n’a d’autre ressource que la colère et la haine.

— Les hommes ont une vanité assez noble, peut-être la seule excusable, parce qu’ils y mettent de la grâce et de l’affection. — Ils font aux femmes les honneurs de la société, comme on fait les honneurs de son bien.

— Si un homme pouvait prévoir avec exactitude tous les événements qui dépendent du hasard, et s’il dirigeait entièrement sa conduite là-dessus, il passerait pour fou chez tous les hommes qui ignoreraient ses motifs. — Quelle fausseté n’y a-t-il donc pas dans les jugements que nous formons d’après les événements heureux ou malheureux !

— L’histoire montre que les empires sont comme des boules de savon, qui n’ont jamais tant d’éclat, et ne sont jamais plus près de crever, de se dis-