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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/808

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qu’il faut l’attaquer ; c’est en établissant d’une manière démonstrative les droits des hommes. — Et puis, il faut distinguer dans le despotisme des degrés : il y a une foule d’abus du despotisme auxquels les princes n’ont point d’intérêt ; il y en a d’autres qu’ils ne se permettent que parce que l’opinion publique n’est pas fixée sur leur injustice et sur leurs mauvais effets. On méritera bien mieux des nations en attaquant ces abus avec clarté, avec courage, et surtout en intéressant l’humanité, qu’en disant des injures éloquentes. Quand on n’insulte pas, il est rare qu’on offense. Les hommes en place sont justement choqués des expressions violentes que tout le monde comprend, et n’attachent qu’une médiocre importance aux conséquences incertaines ou éloignées des vérités philosophiques souvent contestées, et regardées par le plus grand nombre comme des problèmes.

Il n’y a pas une forme de gouvernement qui n’ait des inconvénients auxquels les gouvernements eux-mêmes voudraient pouvoir apporter remède, ou des abus qu’ils se proposent presque tous de réformer au moins dans un autre temps. On peut donc les servir tous en traitant des questions de bien public, solidement, tranquillement ; non pas froidement, non pas avec emportement non plus, mais avec cette chaleur intéressante qui naît d’un sentiment profond de justice et d’amour de l’ordre. Il ne faut pas croire que persécuter soit un plaisir. Voyez combien J.-J. Rousseau a inspiré d’intérêt malgré ses folies, et combien il serait respecté si son amour-propre avait été raisonnable. Il a été décrété, il est vrai, par le Parlement ; mais 1o c’est parce qu’il avait eu la manie de mettre son nom à Émile ; 2o le Parlement aurait été bien fâché de le prendre, et si Rousseau eût voulu, il eût facilement évité cet orage en se cachant deux ou trois mois. Il n’a été vraiment persécuté que par les Genevois ; mais c’est par ce qu’il était en effet l’occasion de leurs troubles intérieurs, et parce qu’ils avaient peur de lui.

Avec le ton d’honnêteté on peut tout dire, et encore plus quand on y joint le poids de la raison et quelques légères précautions peu difficiles à prendre. Je sais gré à Rousseau de presque tous ses ouvrages, mais quel cas puis-je faire d’un déclamateur tel qu’Helvétius, qui dit des injures véhémentes, qui répand des sarcasmes amers sur les gouvernements en général, et qui se charge d’envoyer à Frédéric une colonie de travailleurs en finance ; et qui, en déplorant les malheurs de sa patrie où le despotisme est, dit-il, parvenu au dernier degré d’oppression, et la nation au dernier degré de corruption et de bassesse, ce qui n’est pas du tout vrai, va prendre pour ses héros le roi de Prusse et la Czarine ? Je ne vois dans tout cela que de la vanité, de l’esprit de parti, une tête exaltée ; je n’y vois ni amour de l’humanité, ni philosophie.

En voilà plus long sur Helvétius que je ne croyais vous en écrire en commençant ; mais je ne suis pas fâché d’avoir fait ma profession de foi à son égard. Je suis, je vous l’avoue, indigné de l’entendre louer avec une sorte de fureur qui me paraît une énigme, que le seul esprit de parti peut expliquer. On lotie aujourd’hui les livres d’un certain genre comme on louait autrefois les livres jansénistes ; et comme d’autres gens louent la Correspondance et les Œufs rouges. Cela me donne donc de l’humeur, et peut-être exprimerais-je moins fortement ma pensée si je n’étais animé par la contradiction. Je vois que les éloges outrés donnés à M. N…[1] ont fait sur vous le même effet.

  1. Necker.