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Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/821

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vous sur ces points délicats, de l’estime que vous m’avez inspirée, et de la satisfaction que j’éprouve à penser qu’il y a quelque ressemblance entre nos manières de voir. Je compte bien que cette confidence n’est que pour vous ; je vous prie même de ne point me répondre en détail par la poste, car votre réponse serait infailliblement ouverte dans nos bureaux, et l’on me trouverait beaucoup trop ami de la liberté pour un ministre, même pour un ministre disgracié !

J’ai l’honneur, etc.


LETTRES INÉDITES[1].

Lettre I. — À M. Caillard. (À Limoges, le 16 mars 1770.)

Vous devez à présent avoir reçu, mon cher Caillard, la lettre que je remettais de courrier en courrier, et que j’aurais peut-être remise encore plus loin si j’avais été instruit de la prolongation de votre séjour à Paris. Je suis bien aise de l’avoir ignoré. Peut-être verrez-vous avant votre départ la

  1. Il n’est pas de grands hommes qui n’aient eu leurs faiblesses ; mais elles n’ont pas toujours été aussi excusables que celle dont on trouvera la preuve dans ces lettres inédites de Turgot, qui exciteront l’intérêt, il nous semble, précisément à cause de l’abandon avec lequel elles sont écrites.

    M. Caillard, à qui ces lettres sont adressées, paraît avoir servi de secrétaire à Turgot, qui l’attacha, en la même qualité, au comte de Boisgelin, ministre de France à Parme. Homme de mérite, M. Caillard devint successivement secrétaire d’ambassade en Russie, en Suède, en Hollande, et ministre plénipotentiaire à Ratisbonne et à Berlin. En 1803, il était garde des archives des relations extérieures, et possédait une des plus riches collections de livres qu’un particulier puisse rassembler. Son frère aîné, mort chez l’abbé Morellet, avait concouru, avec MM. Boutibonne, Desmeuniers, Bertrand et Peuchet, à réunir les matériaux du Dictionnaire du commerce dont l’abbé avait tracé le plan et projeté la publication. (Voyez Mémoires de l’abbé Morellet, tome I, page 190.)

    Dans ces lettres, M. Caillard est l’intermédiaire et le confident d’une correspondance par laquelle Turgot, qui s’occupait depuis longtemps à traduire le quatrième livre de l’Énéide en vers métriques, cherchait, sous le pseudonyme de l’abbé de L’Aage des Bournais, à obtenir l’opinion de Voltaire sur la valeur poétique d’une pareille innovation.

    Partant du faux principe, que notre langue ne possède pas une prosodie moins déterminée que celle des Grecs et des Romains, Turgot en avait conclu que la poésie française pourrait se passer de la rime, et remplacer l’harmonie de cette cadence par un rhythme analogue à celui des anciens. Cette erreur, de sa part, est d’autant plus singulière, qu’elle ne provenait pas de l’impuissance de manier avec succès les formes reçues de notre versification. Il a prouvé le contraire par la traduction de la plus grande partie du premier livre des Géorgiques, et surtout de quelques odes d’Horace. Il jouissait parmi ses contemporains de la réputation d’un homme de goût ; et, sans parler du mérite de son style comme prosateur, ses judicieuses observations littéraires, consignées dans plusieurs de ses écrits, témoignent qu’il la méritait. On sait, enfin, que tous ses amis, Delille et Saint-Lambert entre autres, recherchaient avec empressement la sévère impartialité de sa critique.

    Quoi qu’il en soit, il faut convenir que l’innovation des vers métriques n’est pas heureuse, et Turgot lui-même paraît, dans ces lettres, en avoir le sentiment. Il persista néanmoins à traduire de cette manière les églogues de Virgile et tout le quatrième chant de l’Énéide, qu’il intitula : Didon. Cette dernière œuvre, et trois des églogues seulement, furent imprimées à un très-petit nombre d’exemplaires ; mais l’auteur n’y mit pas son nom. Il avait, en 1761, donné la poétique de cette littérature dans un