Aller au contenu

Page:Une Vie bien remplie (A. Corsin,1913).djvu/37

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
33
UNE VIE BIEN REMPLIE

revienne ; je ne me le suis jamais pardonné : c’est le remords de toute ma vie d’être parti sans avoir embrassé cette pauvre vieille qui m’aimait tant et que j’aimais bien aussi.

Riche de dix franes, j’arrivai à Montargis la nuit, après avoir fait trente kilomètres et mangé trois sous de pain avec un cervelas de trois sous ; passé par Briare, Gien, dans cette dernière ville, je couchai pour six sous dans une chambre d’ouvriers du chemin de fer ; mon lit était près de la fenêtre, qui restait ouverte parce que ça sentait mauvais : je ne pus dormir, l’homme qui se trouvait en face de moi était mort avant le jour de la typhoïde, ce qui avait produit un remue-ménage général.

De Gien, je partis pour Lorris, où je trouvai un patron qui, après m’avoir demandé ce que je savais faire, m’embaucha pour le lendemain. Je dormis bien cette nuit-là, tant j’étais heureux d’avoir trouvé du travail ; hélas ! j’avais compté tout seul, l’ouvrier de ce patron, pensant sans doute qu’il serait remercié (parce que vu mon jeune âge, je serais payé 15 françs par mois au lieu que lui avait 25 francs, vint me dire le lendemain à mon réveil que son patron ne me garderait qu’un mois, alors qu’à cinq ou six lieues de là, un bourrelier cherchait un ouvrier. Confiant, je le remerciai, il me conduisit hors de la ville, dans un sentier qui rejoignait la forêt d’Orléans où je m’engageai.

Je marchai dans cette forêt pendant quatre heures sans rencontrer personne, par un temps de brume ; on ne voyait pas à dix pas ; enfin un chemin déboucha sur le canal ; je ne mourrais donc pas cette fois de faim et de froid, perdu dans cette forêt. Je suivis le canal pendant deux heures environ et j’arrivai dans le village en question où le bourrelier me dit qu’il n’avait demandé d’ouvrier à personne ; il m’offrit du pain, du fromage et un verre de vin blanc, capable d’assaisonner une salade ; je le bus tout de même en le remerciant bien.

Je visitai encore deux pays dans cette contrée : Jargeau et une autre ville, tristes pays par ces temps sombres de Toussaint ; si sur un seul on jugeait tout le monde, le jugement ne serait pas favorable aux gens de ce pays. Le froid aux pieds m’ayant saisi, je me dirigeai sur une pauvre maison dont je voyais la fumée de la cheminée, et