Aller au contenu

Page:Une Vie bien remplie (A. Corsin,1913).djvu/59

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
55
UNE VIE BIEN REMPLIE

tait la rivière de l’Adour jusqu’à la Peyroyrade, soit une distance de 30 kilomètres, qu’il franchissait en huit ou dix heures ; j’y pris passage moyennant quinze sous. C’était un bateau marchand, ponté au milieu ; sous le pont, de chaque côté, un châlit, avec un passage au milieu pouvant contenir 60 personnes couchées, en se serrant comme des sardines dans une boîte. Arrivé un des premiers à bord, je choisis une place et m’y allongeai ; je n’y restai pas longtemps, car sitôt qu’il commença à faire nuit, marchands et marchandes, qui regagnaient leur pays après le marché, vinrent prendre leur place habituelle ; bousculé brutalement, je me faisais le plus petit possible, en me reculant vers la sortie. Déjà très mal, serré contre les parois du pont, je quittai cette place au moment où tous ces gens retiraient leurs gros souliers pour dormir ; c’était une infection à n’y plus tenir.

Le timonier me donna une couverture ; je me couchai au pied du mât. Avant de m’endormir, je restai longtemps à écouter chanter celui qui conduisait les bœufs ; je ne comprenais pas les paroles, mais il chantait si bien, d’une voix si pure, que dans la nuit calme c’était très beau ; malgré cela, je m’endormis sans m’en apercevoir. Plus tard, je fus réveillé par une terrible averse ; je me couchai alors à l’avant du bateau, en me couvrant de vieux sacs et de bâches. Le matin, quand les premiers passagers sortirent de dessous le pont, ils marchèrent sur moi, comme si j’eus été un sac de haricots ou de pommes de terre, ce qui me fit crier malgré moi. Eh bien ; pas un ne m’adressa un mot d’excuses.

Les écrivains ont beau poétiser les Basques ; ils peuvent être forts et braves. Quant à moi, je me suis trouvé parmi une cinquantaine (hommes et femmes), et je dis qu’ils étaient tous des brutes ; je veux bien croire que tous les Basques ne leur ressemblent pas. Je fus courbaturé pendant quelques jours d’avoir été ainsi piétiné ; mais quand on est jeune, le mal passe vite.

À Pau, je travaillai seulement quinze jours ; je ne pouvais pas me nourrir avec 2 fr. 25 que je gagnais pour douze heures de travail, et encore j’étais favorisé, car un ouvrier du pays ne gagnait que 1 fr. 50 ; un maçon qui logeait dans la même maison que moi, avec sa femme et ses six enfants,