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Page:Une Vie bien remplie (A. Corsin,1913).djvu/62

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UNE VIE BIEN REMPLIE

Je laissai là une douce illusion ; depuis que je voyais les Pyrénées, je rêvais de faire l’ascension d’une montagne. De ce village, il y avait 25 kilomètres pour se rendre à Bagnères-de-Bigorre, et de là je me figurais pouvoir, en peu de temps, aller au Pic du Midi. Un marchand ambulant qui, avec cheval et voiture, visitait tous les petits pays de la montagne pour y vendre de la bonneterie, m’expliqua qu’un piéton mettrait au moins cinq jours, aller et retour, pour atteindre le pic, et qu’il lui faudrait dépenser au moins 40 francs ; il me fit comprendre ce qu’était la montagne : on voit un pic qui vous semble tout près et on marche deux jours sur des routes en lacet avant d’arriver au sommet ; il faut un guide, sans quoi on pourrait se perdre ou tomber dans des crevasses souvent cachées par la neige, et puis, si l’on monte sur les hauts sommets, c’est pour admirer les panoramas qui vous entourent, surtout le lever du soleil ; quand il neige ou pleut, on ne voit rien ; aussi les touristes qui s’y trouvent pour voir passent une et deux nuits s’il le faut dans des cabanes solidement construites avec des troncs d’arbres, où, en plus des provisions qu’ils ont apportées, il se trouve toujours ce qui est indispensable : huile, graisse, conserves alimentaires, du pain et du bois ; mais pour cela, il faut beaucoup d’argent. En entendant parler ainsi, je compris que je devais faire mon deuil de ce projet si amoureusement caressé. Il serait donc dit que je ne pourrais jamais réaliser mes désirs ; après le voyage en Amérique, la carrière théâtrale, voilà la montagne qui se dérobe.

Je me dirigeai sur Toulouse ; n’y trouvant pas de travail, je continuai ma route sur Montpellier. Un ennui m’arriva au sortir de la ville : à environ un kilomètre, je m’assis au bord de la route, sur la chaintre d’une pièce de blé non encore épié, à l’ombre d’un orme à haute futaie ; je quittai mes souliers pour me chausser de mes espadrilles, car si j’étais économe, et pour cause, j’avais aussi de l’ordre ; du reste, l’un ne va pas sans l’autre. Je chaussais mes bottines quand j’entrais dans une ville ; je me serais cru déshonoré d’y entrer avec des espadrilles, cela avait l’air trop malheureux ; c’est une chaussure très économique ; j’avais fait plus de 300 kilomètres avec celles que je possédais alors.