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Page:Une Vie bien remplie (A. Corsin,1913).djvu/66

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UNE VIE BIEN REMPLIE

sur un ton de colère à tout massacrer, mais ne se battant jamais.

Les salaires étaient très bas (je gagnais 80 francs par mois) et payais 42 francs de pension. Ce qui me retenait par-dessus tout, c’était le théâtre, où l’on jouait quatre fois par semaine l’opéra, l’opéra comique, le drame, la comédie ; mais c’est surtout l’opéra qui faisait fureur ; cela se comprend ; dans ce pays, tout le monde a une belle voix et on aime le chant. À ce moment, un grand artiste incomparable, nommé Merly, ayant fait partie de l’Opéra de Paris, venait chanter plusieurs fois par mois et par cachets. Son répertoire se composait des pièces suivantes : Guillaume Tell, Les Huguenots, Le Prophète, La Muette, Robert le Diable, Rigoletto, Le Trouvère, La Favorite, Charles VI. Ces soirs-là, les places étaient prises d’assaut, bien que les prix en soient plus élevés. J’avais fait la connaissance d’un coiffeur, coryphée des chœurs, aux appointements de cent francs par mois ; il avait une très belle voix, mais les villes de province comme Béziers ne peuvent payer des artistes comme à Paris ; il m’emmena au théâtre, me présenta au régisseur ; je faisais nombre, je donnais quelquefois de la voix dans les chœurs que je connaissais bien, et quand je n’avais pas besoin sur la scène, j’avais droit d’assister au spectacle dans les places à 1 fr. 50 ; je me trouvais très heureux ; c’était une partie de mon rève qui s’accomplissait, étudier le théâtre, fréquenter la scène, voir toutes les pièces sans rien dépenser (je ne gagnais rien, bien entendu) et sans perdre une heure de mon travail ; du reste, je ne me faisais pas d’illusion ; comme tant d’autres, je chantais tous les opéras que je savais par cœur, avec les camarades, mais je n’aurais pas été capable de gagner ma vie dans cet art du chant.

À cette époque, le phylloxéra n’avait pas encore fait son apparition ; aussi les vignobles étaient de toutes beautés ; nous travaillions pour un propriétaire qui ocuppait soixante vendangeurs et vendangeuses pendant trente à trente-cinq jours, sans compter les hotteurs, chargeurs, fouleurs ; ces vendangeurs étaient nourris par le métayer « Ramounet » ; on leur portait le manger à la vigne et le soir ils couchaient sur la paille dans les granges ; ces gens venaient des cam-