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Page:Une Vie bien remplie (A. Corsin,1913).djvu/71

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UNE VIE BIEN REMPLIE

fer ; ce souper fut vivement englouti ; mon conducteur me pria de le suivre jusqu’à ma chambre.

Ma chambre ! Ah mes amis ! je m’en vais vous la décrire ; vous vous demanderez alors si c’était bien possible qu’en 1866, dans la troisième ville de France, les commissions d’hygiène tolèrent de pareils taudis. Figurez-vous un long boyau, large de 2 m. 50, contenant huit lits d’enfilade et, entre chaque, l’espace pour deux chaises, aux pieds, un couloir d’environ 50 centimètres, chaque lit monté sur quatre pieux peints en rouge et assez large pour deux personnes, une paillasse avec un matelas en bourre, une couverture trouée, pleine de taches et, le bouquet, des draps noirs de crasse. Ayant prié ce garçon de me mettre au moins des draps blancs, il me répondit que c’était impossible ; du reste, il ajouta que j’étais bien difficile, car un soldat avait couché seulement deux fois dedans.

À cette heure de la nuit, il n’y avait pas à insister, et puis, tous ces lits étaient occupés, sauf un ; ça et là, aux pieds des lits, des vêtements ; une odeur forte de goudron, de charbon et de sueur attestait que des ouvriers du port y reposaient ; au milieu de cette pièce, en face d’une glace à treize sous, fendue en dix morceaux, était un vase en grés rouge, haut de 0 m. 70. Ce vase unique était destiné aux besoins intimes de toute la chambrée.

Je me couchai tout habillé sur ce grabat, pensant ne pas pouvoir dormir et me sauver sitôt que je verrais le jour. Je ne sais si c’est la fatigue ou les ronflements rauques ou sonores de mes voisins, mais je m’endormis si bien que, lorsque je me réveillai, tous les dormeurs étaient partis ; je descendis, payai ce que je devais et m’en allai bien vite chercher un autre gîte plus propre, ce que je trouvai sans peine.

Après avoir déjeuné d’un café au lait, je me dirigeai vers le port ; je croyais y voir le même spectacle que j’avais vu à Nantes et à Bordeaux ; ce n’était plus du tout la même chose, dans ces deux ports, j’avais assisté à l’arrivée de quelques bateaux ; là, peu de monde sur les quais ; les uns ne débarquaient que des marins, d’autres un petit nombre de passagers, aussi peu d’amis attendaient ; en voyant si peu de monde, on pensait que ces bateaux venaient de faire un