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Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/143

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vant la pensée dès que la pensée considère la quantité des vivants qui coexistent ici, agissant et réagissant les uns sur les autres, de toutes les manières imaginables et inimaginables, dans un conflit perpétuel de leurs différences de toute espèce !… Elle croit voir, dans cet espace de quelques lieues carrées, une transmutation ardente de la vie en elle-même, une prodigieuse consommation de faits et de gestes, une fermentation de projets, un échange constamment intense de signes et d’actes, de volontés et de sentiments, dont les valeurs, les éclats, les accès, les effets se répondent, se renforcent ou se détruisent à toute heure du jour. Mille nœuds, à chaque moment, s’y forment ou s’y défont. Bien des mystères s’y dérobent ; et l’on imagine dans cette profondeur tout habitée, amas de ruches populeuses accumulées, un travail du destin terriblement actif.

Un physicien qui rêverait se divertirait peut-être dans un rêve, à tenter d’évaluer l’énergie interne de la Ville… Après tout, la compression de quelques millions d’êtres libres sur un territoire restreint peut prêter à quelques divagations par analogie… Sans doute, ce problème insensé expire, à peine on l’exprime, il se dissout dans l’absurde ; mais le simple énoncé qu’il précise suffit à ébaucher une notion fantasmagorique de la quantité de vie qui se produit ou se dissipe et se consume dans la masse de Paris. La seule idée de tous les pas qui se font dans Paris en un jour, de toutes les syllabes qui s’y prononcent, de toutes les nouvelles qui y parviennent écrase la pensée. Je songe même à toutes les tentations, décisions, lueurs et niaiseries qui s’y déclarent dans les esprits ; à toutes les naissances et morts quotidiennes de fortunes, d’amours, de renommées, — qui, dans l’ordre mental et social, imitent le mouvement de la population