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Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/42

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Vous m’excuserez de donner à ces mots d’Europe et d’Européen une signification un peu plus que géographique, et un peu plus qu’historique, mais en quelque sorte fonctionnelle. Je dirais presque, ma pensée abusant de mon langage, qu’une Europe est une espèce de système formé d’une certaine diversité humaine et d’une localité particulièrement favorable ; façonnée enfin par une histoire singulièrement mouvementée et vivante. Le produit de cette conjoncture de circonstances est un Européen.

Il nous faut examiner ce personnage par rapport aux types plus simples de l’humanité. C’est une manière de monstre. Il a une mémoire trop chargée, trop entretenue. Il a des ambitions extravagantes, une avidité de savoir et de richesses illimitée. Comme il appartient généralement à quelque nation qui a plus ou moins dominé le monde à son heure, et qui rêve encore ou de son César, ou de son Charles-Quint, ou de son Napoléon, il y a en lui un orgueil, un espoir, des regrets toujours près de se réveiller. Comme il appartient à un temps, à un continent qui ont vu tant d’inventions prodigieuses et tant de hardiesses heureuses dans tous les genres, il n’est de conquêtes scientifiques ni d’entreprises qu’il ne puisse rêver. Il est pris entre des souvenirs merveilleux et des espoirs démesurés, et s’il lui arrive de verser parfois dans le pessimisme, il songe malgré lui que le pessimisme a produit quelques œuvres du premier ordre. Au lieu de s’abîmer dans le néant mental, il tire un chant de son désespoir. Il en tire quelquefois une volonté dure et formidable, un motif d’actions paradoxal et fondé sur le mépris des hommes et de la vie.

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