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Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/54

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Cet état présent, qui est notre œuvre, amorce nécessairement un certain avenir, mais un avenir qu’il nous est absolument impossible d’imaginer, et c’est là une grande nouveauté. Elle résulte de la nouveauté même du présent que nous vivons. Nous ne pouvons pas, nous ne pouvons plus déduire du passé quelques lueurs, quelques images assez probables du futur, puisque nous en avons, en quelques dizaines d’années, reforgé, reconstruit, organisé aux dépens du passé (c’est-à-dire en le détruisant, en le réfutant, en le modifiant en profondeur) un état de choses dont les traits les plus remarquables sont sans précédent et sans exemple.

Jamais transformation si profonde et si prompte, la terre entièrement reconnue, explorée, équipée, je dirai même entièrement appropriée ; les événements les plus éloignés connus dans l’instant même ; nos idées et nos pouvoirs sur la matière et sur le temps, sur l’espace, conçus et utilisés tout autrement qu’ils le furent jusqu’à nous. Quel est donc le penseur, le philosophe, l’historien même le plus profond, même le plus sagace et le plus érudit, qui se risquerait aujourd’hui à prophétiser le moindrement ? Quel est le politique et quel est l’économiste auxquels nous ajouterons foi après tant d’erreurs qu’ils ont commises ? Nous ne savons même plus distinguer nettement la guerre de la paix, l’abondance de la disette, la victoire de la défaite… Et notre économie hésite à chaque instant entre un développement illimité de la symbolique des échanges et un retour tout à fait inattendu au système primitif, au système des sauvages, au troc.