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Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/66

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a créé, en particulier, ce besoin si remarquable de capitaliser les expériences, de les réunir, de les fixer, d’en former des édifices de pensée, et même de les projeter hors du présent, comme pour essayer de saisir la vie là où elle n’est pas encore, de la tirer de là où elle n’est plus.

Permettez-moi de vous indiquer au passage une des plus extraordinaires inventions de l’humanité (j’ajoute qu’elle ne date pas d’aujourd’hui). Je songe tout simplement à l’invention du passé et du futur. Ce ne sont pas là des notions toutes naturelles : l’homme naturel vit dans l’instant comme l’animal. Plus un homme est près de la nature, moins le passé et l’avenir se construisent en lui. L’animal, sans doute, ne se sent être qu’entre un minimum de passé et un minimum d’avenir : le peu qu’il faut de passé et d’avenir pour conserver un désir jusqu’à la sensation qui le satisfait, ou la sensation du besoin jusqu’à l’acte qui le remplit. Sa durée est réduite aux intervalles de tension ou d’action qui ont pour origine l’impression d’une excitation et pour fin une réponse organique prochaine. Sans doute, divers incidents peuvent s’intercaler entre ces bornes de sa durée ; mais c’est toujours par le plus court que la sensibilité irritée va exciter l’acte qui l’apaise.

Il en est autrement chez l’homme : par un accroissement, par une généralisation imaginaire de l’instant, par une sorte d’abus, l’homme, créant le temps, non seulement construit des perspectives en deçà et au-delà de ses intervalles de réactions, mais, bien plus, il ne vit que fort peu dans l’instant même. Son établissement principal est dans le passé ou dans le futur. Il ne se tient jamais dans le présent que contraint par la sensation : plaisir ou douleur. On peut dire de lui qu’il lui manque indéfiniment ce qui n’existe pas. C’est là une condition qui n’est point animale, qui est tout arti-