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Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/86

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sur le chaos dont je vous ai parlé, la seule conclusion qu’une étude de ce genre fasse désirer, serait une anticipation ou un pressentiment de quelque avenir. Mais j’ai horreur des prophéties. Il y a quelque temps, on est venu me demander ce que j’augurais de la vie et ce que je croyais qu’elle serait dans cinquante ans. Comme je haussais les épaules, le questionneur diminua ses prétentions ; il abaissa ses prix et il me dit : « Et dans vingt ans, où en serons-nous ? » Je lui ai répondu : « Nous entrons dans l’avenir à reculons… » et j’ai ajouté : « Que pouvait-on, en 1882, en 1892, prévoir de ce qui s’est passé depuis cette époque ? En 1882, il y a cinquante ans, il était impossible de prévoir les événements et les découvertes qui ont profondément modifié le visage du monde. » Et j’ai encore ajouté : « Monsieur, en 1892, auriez-vous prévu qu’en 1932, pour traverser une rue de Paris, il faudrait demander la protection d’un bébé de six mois et passer le gué clouté à l’abri d’un enfant en bas âge ?… » Il m’a répondu : « Je n’aurais pas prévu ça, moi non plus. »

En somme, il devient de plus en plus vain, et même de plus en plus dangereux, de prévoir à partir de données empruntées à la veille ou à l’avant-veille ; mais il demeure sage, et ce sera ma dernière parole, de se tenir prêt à tout, ou à presque tout. Il faut conserver dans nos esprits et dans nos cœurs la volonté de lucidité, la netteté de l’intellect, le sentiment de la grandeur et du risque, de l’aventure extraordinaire dans laquelle le genre humain, s’éloignant peut-être démesurément des conditions premières et naturelles de l’espèce, s’est engagé, allant je ne sais où !