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Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/93

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L’homme d’aujourd’hui ne cultive guère ce qui ne peut point s’abréger. L’attente et la constance pèsent à notre époque, qui essaye de se délivrer de sa tâche à grand frais d’énergie.

La mise en jeu, la mise en train de cette énergie exigent le machinisme, et le machinisme est le véritable gouvernant de notre époque. Il faut voir de quels prix nous payons ses immenses services, en quelle monnaie l’intelligence se libère, et si l’accroissement de puissance, de précision et de vitesse ne va pas réagir sur l’être qui le désire et qui l’obtient de la nature.

Il arrive à l’homme moderne d’être quelquefois accablé par le nombre et la grandeur de ses moyens. Notre civilisation tend à nous rendre indispensable tout un système de merveilles issues du travail passionné et combiné d’un assez grand nombre de très grands hommes et d’une foule de petits. Chacun de nous éprouve les bienfaits, porte le poids, reçoit la somme de ce total séculaire de vérités et de recettes capitalisées. Aucun de nous n’est capable de se passer de cet énorme héritage ; aucun de nous capable de le supporter. Il n’y a plus d’homme qui puisse même envisager cet ensemble écrasant. C’est pourquoi les problèmes politiques, militaires, économiques deviennent si difficiles à résoudre, les chefs si rares, les erreurs de détail si peu négligeables. On assiste à la disparition de l’homme qui pouvait être complet, comme de l’homme qui pouvait matériellement se suffire. Diminution considérable de l’autonomie, dépression du sentiment de maîtrise, accroissement correspondant de la confiance dans la collaboration, etc.