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Page:Valéry - L’Idée fixe.djvu/11

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— Moi ? Je simule consciemment. En vérité, je m’essaye à ne rien faire. Mais c’est dur. Comment faire pour ne rien faire ? Je ne sais rien au monde de plus difficile. C’est un travail d’Hercule, un tracas de tous les instants… Tenez, quand vient la saison où la coutume, la décence, le décorum, le mimétisme, et parfois la température, exigent que l’on s’absente…

— On est prié de ne pas tomber malade à ce moment là.

— Évidemment !… Eh bien, je fais naturellement — comme les confrères. Je ferme. J’expédie mes clients aux eaux, à la plage, à la montagne, au diable ; et je viens cuire ici… Mais encore faut-il que je trompe mon mal…

— Votre mal ? Quel mal ?

— Le mal que j’ai.

— Vous avez mal quelque part ?

— Je ne sais pas si c’est quelque part. Je le crois, mais je n’en sais rien.

— Vous ne pouvez le localiser ?

— Mais, mon ami, c’est là le hic !… Voulez-vous que je vous dise ?… Eh bien, si je veux décrire exactement ce que j’ai, je suis obligé de dire : j’ai mal à… mon temps !…

— Pas possible !…

— Oui Monsieur ! Je développe : j’ai le mal de l’activité ! Je ne puis, je ne sais ne rien faire… Demeurer deux minutes sans idées, sans paroles, sans actes utiles… Alors, je transporte en un coin désert ces accessoires, symboles évidents de la vacance de l’esprit. Ils ordonnent l’immobilité, ils prescrivent les stations de longue et nulle durée.

— En somme, vous essayez de réaliser ce que les préraphaélites appelaient : Une entière adhérence à la simplicité de la nature ?

— Je regarde de temps à autre mon panier vide et ma toile toute nue, et je m’exhorte le cerveau à se faire semblable à eux… Et vous ?

— Moi ?… Laissons Moi… Mais ce mal de l’activité m’intéresse. En faites-vous sérieusement un mal ?

— Ma foi, dit le Docteur, j’en souffre.

— Vous en souffrez ?

— C’est-à-dire que je devrais en souffrir…