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Page:Valéry - L’Idée fixe.djvu/9

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C’est pourquoi, descendu furieusement vers la côte, qui était de roches écroulées de toutes grosseurs et des figures les plus diverses, je m’imposai le travail très pénible d’avancer dans le désordre parfait de leurs formes de rupture et de leurs bizarres équilibres. C’était contraindre l’étonnante machine humaine à produire à chaque instant une action toute nouvelle et particulière, qui exigeait d’elle la présence entière de ses moyens de prévision, d’adaptation, et de ses forces les plus différentes.

Tandis que je m’engageais aux bonds, aux escalades, et a toutes les difficultés d’un terrain rigoureusement irrégulier, tout hérissé d’obstacles et rompu de petits abîmes toujours imprévus, toutefois je me sentais surveillant en moi le point noir d’où renaîtrait au moindre répit la crise des convulsions intérieures, des hypothèses et des réactions insupportables. L’absurde me guettait. Je cherchais dans les rocs les chemins les plus hasardeux. Comme si le mal y put perdre ma trace ! La

raison, l’attention prenaient ici leurs avantages naturels. Il importait à mon salut que je fusse obligé d’agir, sans faute, sans retard, à peine de blessure. Dans ce chaos de pierre, nul pas, nulle composition d’efforts, qui fût semblable à quelque autre, et dont l’idée me pût servir deux fois.

La mer disparaissait, reparaissait à mes regards. Je l’entendais, heureuse, battre très doucement ; et se reprendre à battre ; et produire et produire un temps infini.''

Comme j’approchais d’elle, je trouvai au pied des rochers les amas de blocs de béton qui défendent les ouvrages avancés des ports de mer. Je me mis à sauter de cube en cube. C’est ainsi que je découvris tout à coup, entre deux de ces dés énormes, un homme.

Une ligne filait de lui jusque dans l’eau. Un panier, un petit attirail de peintre étaient à l’ombre de son corps.

Je me sentais en état d’inhumanité. Tout