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Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/184

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En ce moment, il ne s’agissait plus de suivre le défilé jusqu’à la frontière de l’Argonne. Les Autrichiens pouvaient se jeter en dehors du passage de la Croix-aux-Bois, et même de la sente de Briquenay. De là, nécessité de piquer droit au sud-ouest, de manière à franchir la ligne de l’Aisne.

Nous allâmes dans cette direction jusqu’à l’heure où le jour manqua tout à fait. S’aventurer dans l’ombre n’était pas possible. Comment s’orienter ? Nous fîmes halte pour la nuit.

Pendant les premières heures, les coups de feu ne cessèrent de se faire entendre, à moins d’une demi-lieue. C’étaient les volontaires de Longwé, qui essayaient de reprendre le défilé aux Autrichiens. Mais, n’étant pas en force, ils furent obligés de se disperser. Par malheur, ils ne se jetèrent pas à travers la forêt, où nous aurions pu les rencontrer et apprendre d’eux que Dumouriez avait son quartier général à Grand-Pré. Nous les eussions accompagnés. Là, ainsi que je le sus plus tard, j’aurais retrouvé mon brave régiment de Royal-Picardie, qui avait quitté Charleville pour se joindre à l’armée du centre. Arrivés à Grand-Pré, M. Jean et moi, nous étions au milieu de nos amis, nous étions sauvés, nous aurions vu ce qu’il convenait de faire pour le salut des êtres si chers, abandonnés à la Croix-aux-Bois.

Mais les volontaires avaient évacué l’Argonne et remonté le cours de l’Aisne, afin de regagner le quartier général.

La nuit fut mauvaise. Il tombait une bruine qui perçait jusqu’aux os. Nos vêtements, déchirés par les broussailles, s’en allaient par lambeaux. Je n’en réchapperais même pas ma roulière. C’étaient surtout nos chaussures qui menaçaient de nous laisser pieds nus. En serions-nous donc réduits à marcher sur notre « chrétienté », comme on dit au village ? Enfin, nous étions transis, car la pluie filtrait à travers le feuillage, et j’avais en vain cherché un trou pour nous y blottir. Ajoutez à cela quelques alertes, des coups de feu tellement rapprochés que, deux ou trois fois, je crus en voir la lueur, et cette angoisse d’entendre à chaque instant retentir le hurrah prus-