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Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/88

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tion, sa naissance, au point qu’il condescendrait à se battre avec M. Jean Keller ?

Eh bien, qu’on se rassure, s’il en arrivait là, il trouverait à qui parler. Seulement, dans les circonstances où nous étions, au moment de quitter le territoire prussien, il fallait redouter les conséquences d’un duel. Je ne cessais d’être très anxieux à ce sujet. On me rapportait que le lieutenant ne dérageait plus. Aussi, craignais-je qu’il ne se portât à un acte de violence.

Quel malheur que le régiment de Leib n’eût pas encore reçu l’ordre de quitter Belzingen ! Le colonel et son fils seraient loin déjà, du côté de Coblentz ou de Magdebourg. J’aurais été moins inquiet, ma sœur aussi, car elle partageait mes appréhensions. Dix fois par jour, j’allais du côté de la caserne, afin de voir s’il se préparait quelque mouvement. Le moindre indice m’eût sauté aux yeux. Et, jusqu’alors, rien n’indiquait un prochain départ.

Il en fut de même le 29, de même le 30. J’étais heureux de compter que nous n’avions plus que vingt-quatre heures à rester en deçà de la frontière.

J’ai dit que nous devions voyager tous ensemble. Cependant, pour ne point éveiller les soupçons, on convint que Mme Keller et son fils ne partiraient pas en même temps que nous. Ils nous rejoindraient à quelques lieues au-delà de Belzingen. Une fois hors des provinces prussiennes, nous aurions moins à craindre des agissements de Kalkreuth et de ses limiers.

Pendant cette journée, le lieutenant passa plusieurs fois devant la maison de Mme Keller. Il s’arrêta même comme s’il eût voulu y entrer pour régler ses affaires en personne. À travers la jalousie, je le voyais sans qu’il s’en aperçût, ses lèvres serrées, ses poings qui s’ouvraient et se fermaient, enfin tous les signes d’une irritation poussée à l’extrême. En vérité, il eût ouvert la porte, il eût demandé M. Jean Keller, que je n’en aurais pas été autrement surpris. Très heureusement, la chambre de M. Jean prenait vue sur la façade latérale, et il ne remarqua rien de ce manège.