Aller au contenu

Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/134

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sommation, Fred Moore, d’un violent effort, essaya de se dégager. Mais la prise était bonne et ne céda pas. Hors de lui, il repoussa Marcel Norely et leva l’autre main, prêt à frapper. Sans faire un geste, sans qu’un muscle de son visage bougeât, le Kaw-djer se contenta d’aggraver le tenaillement de ses doigts. La douleur dut être vive, car Fred Moore n’acheva pas le geste commencé. Ses genoux fléchirent.

Le Kaw-djer aussitôt desserra son étreinte et lâcha la main qu’il retenait prisonnière. Cette main, Fred Moore, ivre de rage, la porta à sa ceinture et la brandit armée d’un large coutelas de paysan. Il voyait rouge, comme on dit. Dans ses yeux luisait la folie du meurtre.

Fort heureusement, les autres joueurs de boules, épouvantés de la tournure que prenaient les choses, s’interposèrent et maîtrisèrent l’énergumène, que le Kaw-djer contemplait avec un étonnement mêlé de tristesse.

Il était donc possible qu’un homme, sous l’influence de la colère, devînt à ce point l’esclave de ses nerfs ? C’était bien un homme, cependant, cet être qui se débattait comme un insensé, en écumant et en poussant des cris qui s’étranglaient dans sa gorge ! Devant un tel spectacle, le Kaw-djer ne modifierait-il pas ses théories libertaires ? En arriverait-il à admettre que l’humanité a besoin d’être aidée par une salutaire contrainte dans sa lutte éternelle contre les passions bestiales qui l’entraînent ?

« On se retrouvera, camarade ! » parvint enfin à articuler Fred Moore, que maintenaient solidement quatre robustes gaillards.

Le Kaw-djer haussa les épaules et s’éloigna sans retourner la tête. Au bout de quelques pas, il avait chassé de son esprit le souvenir de cette absurde querelle. Faisait-il preuve de sagesse en attribuant si peu d’importance à l’incident ? Un avenir encore lointain devait lui prouver que Fred Moore en conservait plus durable mémoire.