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Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/141

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lutter contre la matière pour la soumettre à leur volonté, aucun désir d’améliorer leur sort au prix d’un effort, aucune prévision d’avenir. Esclaves dociles, disposés à exécuter ce qu’on leur commanderait, ils ne faisaient rien de leur initiative propre, et s’en remettaient à autrui du soin de décider pour eux.

Le Kaw-djer ne pouvait méconnaître enfin cette lâcheté générale, qui permettait à un petit nombre de dominer une majorité immense, qui créait quelques rares exploiteurs aux dépens d’un troupeau d’exploités.

L’homme est-il donc ainsi ? Ces lois imparfaites qui le contraignent à penser et à tirer parti de son intelligence contre la force brute des choses, qui tendent à limiter le despotisme des uns et l’esclavage des autres, qui tiennent en brides les instincts haineux, ces lois sont-elles donc nécessaires, et est-elle nécessaire l’autorité qui les applique ?

Le Kaw-djer n’en était pas encore à répondre par l’affirmative à une pareille question, mais qu’il pût seulement se la poser, cela suffisait à indiquer quelle transformation s’opérait dans sa pensée. Il était obligé de s’avouer que l’homme se montrait fort différent, dans la réalité, de la créature idéale qu’il s’était complu à imaginer de toutes pièces. Il n’y avait rien d’absurde a priori, par conséquent, à admettre qu’il fût bon de le protéger contre lui-même, contre sa faiblesse, son avidité et ses vices, ni à professer, chacun réclamant cette protection dans son intérêt propre, que les lois ne fussent en somme que l’expression transactionnelle des aspirations individuelles, comme serait en mécanique la résultante de forces divergentes.

Pris dans l’inextricable réseau de prescriptions qui ligottent les citoyens du Vieux Monde, lorsque, avant de s’exiler en Magellanie, il avait vécu parmi eux, le Kaw-djer n’avait ressenti que la gêne imposée par l’amas formidable des lois, des ordonnances, des décrets, et leur incohérence, leur caractère trop souvent vexatoire l’avaient aveuglé, sur la nécessité supérieure de leur principe. Mais, à présent, mêlé à ce peuple placé par le sort dans des conditions voisines de l’état primitif, il assistait, comme un chimiste penché sur son fourneau, à quelques-unes des incessantes réactions qui s’opèrent dans le creuset de la vie. À la lumière d’une telle expérience, cette nécessité commençait à lui apparaître, et les bases de sa vie morale en étaient ébranlées.