Aller au contenu

Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mission. Tout en approuvant le départ de Graziella et en s’applaudissant de la savoir en sûreté sur l’autre rive sous la protection d’une famille honorable, Tullia se refusa obstinément à quitter son mari. La tâche qu’elle avait accepté d’accomplir, elle l’accomplirait jusqu’au bout. Cette tâche, c’était d’accompagner sur la route de la vie, quoiqu’elle en dût souffrir, et dût-elle en mourir, cet homme qui, en ce moment même, cuvait, masse inerte, sa première ivresse de la journée.

En rapportant cette réponse, à laquelle il s’attendait, d’ailleurs, le Kaw-djer trouva, près de Graziella, Ferdinand Beauval, soutenant contre Harry Rhodes une discussion qui commençait à tourner à l’aigre.

« Qu’y a-t-il ? demanda le Kaw-djer.

— Il y a, répondit Harry Rhodes irrité, que Monsieur se permet de venir réclamer jusque chez moi Graziella, qu’il prétend ramener à son délicieux père.

— En quoi les affaires de la famille Ceroni regardent-elles M. Beauval ? interrogea le Kaw-djer d’un ton où grondait un commencement d’orage.

— Tout ce qui se passe dans la colonie regarde le gouverneur, expliqua Beauval, en s’efforçant de se hausser, par l’attitude et l’accent, à la dignité qui convenait à cette fonction.

— Or, le gouverneur ?…

— C’est moi.

— Ah ! Ah !… fit le Kaw-djer.

— J’ai été saisi d’une plainte… commença Beauval sans relever la menaçante ironie de l’interruption.

— Par Sirk ! dit Halg, qui n’ignorait pas les accointances des deux personnages.

— Nullement, rectifia Beauval, par le père, par Lazare Ceroni, lui-même.

— Bah !… objecta le Kaw-djer. C’est donc que Lazare Ceroni parle en dormant ?… Car il dort. Il ronfle même en ce moment.

— Vos railleries n’empêcheront pas qu’un crime ait été commis sur le territoire de la colonie, répliqua Beauval d’un ton rogue.

— Un crime ?… Voyez-vous ça !…

— Oui, un crime. Une jeune fille encore mineure a été arrachée à sa famille. Un tel acte est qualifié crime dans la loi de tous les pays.