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Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/219

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niers, il avait dû longtemps cheminer avant de rencontrer de la terre sans maître. C’est seulement dans la deuxième quinzaine de décembre qu’il y était parvenu et qu’il s’était mis à l’œuvre. En premier lieu, il avait bâti sa demeure. Très mal outillé, livré à ses seules forces, il avait eu grand mal à mener son entreprise à bonne fin, d’autant plus que son ignorance de la construction lui fit commettre plusieurs erreurs qui se traduisirent par une augmentation de la durée du travail.

Après six semaines d’efforts ininterrompus, ayant enfin terminé une grossière cabane, il avait entrepris le défrichement. Malheureusement, sa mauvaise étoile l’avait conduit sur un sol lourd et sillonné d’un inextricable réseau de racines dans lequel la pioche et la bêche avaient peine à se frayer passage. Malgré son labeur acharné, la surface préparée pour l’ensemencement était insignifiante, lorsque l’hiver fit son apparition.

Toute culture étant ainsi arrêtée net, dans un moment où il ne pouvait encore espérer la moindre récolte, et les vivres, d’autre part, commençant à lui manquer, il avait dû se résigner à abandonner sur place ses quelques outils et ses inutiles semences, et à refaire en sens inverse le long chemin parcouru quatre mois plus tôt d’un cœur joyeux. Dix jours durant, sa famille et lui s’étaient traînés à travers l’île, se terrant sous la neige pendant les tourmentes, marchant avec de la boue jusqu’aux genoux quand la température devenait plus douce, pour arriver finalement à la côte, harassés, épuisés, affamés.

Beauval s’occupa de soulager ces pauvres gens. Par ses soins, une des maisons démontables leur fut attribuée, et on leur donna des vivres sur lesquels ils se jetèrent goulûment. Cela fait, il considéra l’incident comme résolu de satisfaisante façon.

Les jours suivants le détrompèrent. Il ne s’en passait plus que l’un ou l’autre des émigrants partis au printemps ne regagnât la côte, ceux-ci seuls, ceux-là ramenant avec eux femmes et enfants, mais tous pareillement déguenillés et pareillement affamés.

Certaines familles revenaient moins nombreuses qu’elles n’étaient parties. Où étaient les manquants ? Morts sans doute. Et sans doute, aussi, la théorie lamentable des survivants continuait à s’égrener à travers l’île, tous convergeant vers le même point : Libéria, où leur flux ininterrompu ne tarderait pas à poser le plus effrayant des problèmes.