Page:Vigny - Servitude et grandeur militaires, 1885.djvu/270

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— Et moi aussi, » dit une voix grave que je connaissais.

Je soulevai le bandage de mes sourcils, et je vis, non pas Napoléon empereur, mais Bonaparte soldat. Il était seul, triste, à pied, debout devant moi, ses bottes enfoncées dans la boue, son habit déchiré, son chapeau ruisselant la pluie par les bords ; il sentait ses derniers jours venus, et regardait autour de lui ses derniers soldats.

Il me considérait attentivement.

— « Je t’ai vu quelque part, dit-il, grognard ? »

À ce dernier mot, je sentis qu’il ne me disait là qu’une phrase banale, je savais que j’avais vieilli de visage plus que d’années, et que fatigues, moustaches et blessures me déguisaient assez.

— « Je vous ai vu partout, sans être vu, répondis-je.

— Veux-tu de l’avancement ? »

Je dis : « Il est bien tard. »

Il croisa les bras un moment sans répondre, puis :

« Tu as raison, va, dans trois jours, toi et moi nous quitterons le service. »

Il me tourna le dos et remonta sur son cheval, tenu à quelques pas. En ce moment, notre tête de colonne avait attaqué et l’on nous lançait des obus. Il en tomba un devant le front de