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Page:Vigny - Stello ou Les diables bleus, 1832.djvu/365

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C’était une charrette, mais une charrette peinte de rouge et chargée de plus de quatre-vingts corps vivants. Ils étaient tous debout, pressés l’un contre l’autre. Toutes les tailles, tous les âges étaient liés en faisceau. Tous avaient la tête découverte, et l’on voyait des cheveux blancs, des têtes sans cheveux, de petites têtes blondes à hauteur de ceinture, des robes blanches, des habits de paysans, d’officiers, de prêtres, de bourgeois ; j’aperçus même deux femmes qui portaient leur enfant à la mamelle et nourrissaient jusqu’à la fin, comme pour léguer à leur fils tout leur lait, tout leur sang et toute leur vie, qu’on allait prendre. Je vous l’ai dit, cela s’appelait une fournée.

La charge était si pesante que trois chevaux ne pouvaient la traîner. D’ailleurs, et c’était la cause du bruit, à chaque pas on arrêtait la voiture, et le peuple jetait de grands cris. Les chevaux reculaient l’un sur l’autre, et la charrette était comme assiégée. Alors, par-dessus leurs gardes, les condamnés tendaient les bras à leurs amis.

On eût dit une nacelle surchargée qui va faire naufrage et que du bord on veut sauver. A